Les deux lauréats concours jeunes
1er Prix : L'APOSTROPHE de ÉLISE
CHENAY-BARDELMANN
Pas d‘inspiration.
Rien n’y faisait. Eden fixait la page vierge en soupirant. Elle avait voulu
faire les cent pas, mais la chaleur étouffante l’en avait dissuadée. Elle
avait voulu observer les passants, mais
pas une âme ne semblait décidée à quitter la fraîcheur des caravanes. Même le
plafond de lumière et de feuilles, splendide mosaïque, refusait de lui offrir
quelques secrets poétiques. La jeune fille lâcha un dernier soupir, attrapa les
Métamorphoses d’Ovide et se dirigea à
pas de loup vers un trou dans le grillage, abandonnant sur la table la nouvelle
incomplète.
Le
« trou » n'était autrefois qu’une partie plus lâche du grillage,
qu’Eden avait découvert des années auparavant. Sa mère lui avait formellement
interdit de passer de l’autre côté à cause d’une pente dangereuse menant
directement à l’Ardèche ; la petite
fille avait bien évidemment saisi l’opportunité, avait un peu défait le
grillage et s’était glissée de l’autre côté. Puis elle y était retournée,
retournée et retournée…chaque année élargissant un peu plus le trou, jusqu’à ce
que les deux côtés du grillage ne se joignent plus du tout.
Eden passa dans
l’ouverture puis se faufila entre les buissons de lauriers cerise et posa avec
une certaine émotion le pied sur la première marche de l’Escalier.
« Enfin
! »souffla -t-elle. Un sourire que l’autre côté du grillage ne connaissait
pas se peignit irrésistiblement sur son visage. Un de ces sourires enfantins,
avec toutes les dents et le coin de l'œil qui se plisse. Elle inspira et laissa
ses jambes dévaler les escaliers de pierre antique, en évitant creux, bosse ou
fragon ; laissa sa main libre frôler chaque feuille, chaque tronc, et enfin,
laissa la senteur familière de végétation mouillée et le chant du rouge-gorge
compléter son bonheur. En bas des marches, le bois s’arrêtait pour laisser
place au large lit de l’Ardèche, perdu entre des dizaines de pics montagneux
qu’ Eden aurait pu réciter comme on récite un poème. Elle posa son pied nu sur
la roche inégale et avança jusqu’au bout de la presqu'île. Le Rocher, comme
elle l’appelait ( un peu à la manière de ces enfants qui appellent leurs
doudous « Doudou » ), sortait de la berge et s’élevait sur quelques
mètres au-dessus de la rivière. Sa pointe offrait le plus joli des paysages :
l'Ardèche, calme dans son lit, la montagne ardéchoise comme coussin et la dense
forêt en édredon.
« Monet ou Van
Gogh auraient dû trouver cet endroit », souffla-t-elle. Elle se faisait la
remarque chaque année, et chaque année pensait l’exact inverse. Si de tels
personnages avaient un jour foulé cette pierre, le monde entier aurait suivi. Et
même la plus belle des toiles ne valait pas cette deuxième maison à ciel
ouvert.
Eden s’assit à même
la roche, sous l’amandier qui poussait
vaillamment, là au bout du Rocher, et se plongea dans la mythologie grecque.
Elle marchait au côté de Psyché depuis quelque temps, quand elle releva la tête
pour soulager sa nuque douloureuse.
Sa pupille se
rétracta soudainement au fond de son œil. La cause ? Plus de montagnes. Plus de
montagnes mais une femme, une femme gargantuesque. Cependant pas une seconde
Eden ne fut effrayée; au contraire, une fois la surprise passée, elle se mit à
admirer la parfaitement merveilleuse scène. Allongé sur le flanc, une déesse
(probablement) somnolente fredonnait d’une voix endormie une berceuse antique…
Temps si lent si lent si lent
Endort
dans ma pau-me,
Les larmes de mes enfants
Les pleurs de mes fils.
Temps si lent si lent si lent
Endort
dans ma pau-me,
Les rires de mes enfants
Le rire de mes filles.
La mélodie, répétée
en boucle et reprise à voix plus basse encore par une éphémère nymphe des
fleurs, fut bientôt accompagnée d’un son oublié. Là, au creux de sa main, Apollon caressait les cordes d’une lyre.
D’une lyre d’été. Eden frémit et essuya sur ses joues une ou deux larmes
chaudes. La déesse dormait tout à fait maintenant, assoupie sur la berge. Mais
le chant ne cessa pas, il était maintenant repris de tous côtés par les nymphes
de rivière, et Pan, au loin, sifflait les accords. La vallée tout entière
berçait la titanesque femme. Même le soleil, qui doux sur ses paupières leur
donnait la couleur singulière de l’ichor. Les lèvres de la Femme bougèrent
légèrement et son souffle puissant comme la brise apporta à Eden les mots
prononcés : « Trouve Psyché ».
« Me voilà héroïne » souria-elle, et sans plus de questions se mit
en route.
Ne sachant pas vers où aller, elle sauta de son rocher
et marcha vers la montagne en suivant méthodiquement la fine bordure de roche
qui composait la rive. Quelque chose vint alors la tirer de sa concentration
pour lui chatouiller l’orteil. C’était une des nymphe qui, un grand sourire aux
lèvres, l’amena sous l’eau avec elle. Elle nagea autour de l’héroïne en herbe
en rigolant, ce qui laissait échapper quelques bulles bien bombées. Ces
dernières reflétaient alors pendant de courtes secondes l’œil hilare de la
fanfaronne avant de rejoindre le grand miroir de la Surface.
« J’aimerais
nager avec toi, mais il faut que je trouve Psyché !
-
Alors cherche Chiron, il te
guidera à elle. Tu le trouveras près des marmites, dans la forêt. »
Alors qu’Eden avait
presque crié dans l’eau, dans l’espoir d’être entendue, affolant du même coup
les bulles paisibles, la nymphe avait à peine dérangé les fines lèvres qui
ornaient son visage. Sa voix claire résonnant
doucement aux oreilles d’Eden sans le moindre effort.
La nymphe prit la jeune fille par la manche et
l’entraîna pendant quelques secondes, mais à une vitesse extraordinaire, le
long du courant, avant de la déposer (elle et trois bois flottés ) sur une
petite plage de sable et d’algues.
-
Nous t’aiderons, μικρός θνητός
« Petite mortelle » se
promit de ne jamais oublier qu’elle avait un jour été apostrophée par une
nymphe.
Elle avait donc
quitté la plage sur cette promesse et s’était un peu enfoncée dans la forêt
avant de déboucher sur plusieurs grandes flaques consécutives se déversant les
unes dans les autres à la façon d’une fontaine. Les marmites étaient pleines.
Lorsqu'elles étaient vides, et qu’on apercevait seulement leur intérieur
rocheux, la terre se trouvait trouée par des crevasses de plusieurs mètres de
profondeur. En se vidant, elle laissait échapper sa faune nomade qui repartait
vivre dans la rivière. Trop lents, de malheureux poissons restaient prisonniers
des petits lacs que formait le reste des eaux.
Chiron était
allongé sur l’autre bord, dans l’ombre des arbres. Il admirait le miroitement
de l’eau. Ou était-il profondément plongé dans ses pensées ? Aucun des deux cas
ne semblait propice pour débuter une conversation. Eden s’assit et entreprit de
graver la scène qui s’offrait à elle dans sa mémoire. Tout d’abord elle regarda
l’eau couler et remarqua qu’elle le faisait si bien qu’elle semblait gelée.
Elle aurait été tentée d’en toucher la surface si elle n’avait pas eu peur de
la briser. Elle préféra garder son doute pour elle et promena son attention
dans la forêt alentour. Elle aussi était trouée de délicats rayons de lumière
qui venaient lécher les feuilles et le reste du monde. La poussière se
soulevait au passage d’un animal mystique, et dansait de joie quand elle était
aperçue. Enfin, elle posa les yeux sur le vieux centaure qui lui rendit son
regard, et sans qu’elle ait eu le temps de parler annonça d’une voix calme: :
« Je ne peux
te montrer le chemin vers elle. Mais tu la trouveras dans son palais. Gravis la
montagne, suis Pan. »
-
Je me perdrais »,
répondit-elle.
-
Je te le recommande » - et il
se tut.
Elle se leva et
s’enfonça tout à fait dans la forêt. Elle suivit le son de la flûte, mais Écho,
en répétant la mélodie, le dispersait. Eden tourna en rond, prit les mauvais
chemins, mais continua d'avancer. Si au début elle fut terrifiée à l'idée
d’être seule au milieu des bois, sa curiosité l’emporta petit à petit, et
chaque détour devint une aventure à se remémorer. Elle passa donc par le cœur
même de la forêt, où les racines étaient pratiquement de sa taille. Elle les
escalada, en prenant garde à ne pas faire de mal aux champignons
phosphorescents qui y poussaient et sous lesquels s’abritaient des êtres bien
plus petits qu’elle. Ils semblaient danser. Elle arriva dans une clairière
tapissée de fleurs aux pétales argentés. Puis elle traversa un éboulis, la
roche avait abattu plusieurs arbres en tombant, et offrait un paysage tout
aussi désolant que fantastique. On aurait presque pu voir son reflet dans les
pierres brisées et polies par le frottement.
La jeune fille
arriva finalement en haut d’une arche rocheuse qui surplombait la forêt et
enjambait la rivière. Elle s’assit, respira un peu. Pan arrêta de jouer, comme
pour reprendre son souffle avec elle. La berceuse était loin maintenant, et ne
lui parvenait plus que par lambeaux. Quant au soleil, il semblait ne jamais
finir sa descente. Quelque chose brilla. Là, de l'autre côté de l’arche. Pan
reprit sa flûte, Eden se leva.
Elle fit résonner
le sol en s’approchant, l’herbe rare lui grattait les mollets et une plante
semblable à une ortie lui griffa le tibia. De l’autre côté de l’arche, à la
lisière de la forêt, et abandonnée contre un arbre, une psyché attendait. Elle était ancienne, légèrement ébréchée. Du
lierre avait recouvert son cadre, qui, pratiquement invisible sous la masse,
semblait en fer forgé. Eden voulut s’y mirer mais la glace ne renvoyait qu’une
image floue, comme si la jeune fille se trouvait dans un brouillard épais. Elle
pencha la tête vers le miroir et put discerner son regard noisette, le reflet
de son iris était coupé d’une fissure. Elle la suivit du bout des doigts, se
coupa, fut surprise par la douleur et trébucha sur une racine capricieuse. Elle
tomba lourdement sur le sol.
La jeune fille
était allongée par terre, elle ouvrit les yeux lentement, légèrement sonnée par
le choc. Il faisait nuit, mais le Rocher était encore tiède. Elle se redressa
en s’étirant. Presque fiévreuse, son œil brillait dans le bleu ouaté. Tout
était calme. Sur l’autre berge la géante avait disparu, et avec elle toute la
vallée s’était tue. Elle avait rêvé, rien de plus. Eden attrapa distraitement
le livre toujours ouvert, puis se releva avant de monter à pas lents
l’escalier. Une boule désagréable se formait au fond de sa gorge quand une
harmonie trop familière lui taquina le tympan. Le vent brossait les branches et
leur arrachait des notes. L’héroïne inspira et se laissa porter jusqu’en haut
des marches au rythme du chant. Elle passa le trou en sens inverse et
s’approcha de la caravane.
« Eden ! cria
sa mère en saisissant ses épaules.
-
Où étais- tu ? On t’a cherchée toute la
journée !
-
Je me suis endormie, désolée.
-
Endormie ? Tu es couverte de
griffures ! Et regarde ton doigt ! Il faut panser ça ! Allez, viens à l’ intérieur …
Les mots de sa mère ne l'atteignirent pas.
Eden fixait une entaille nette sur son index. Elle sourit. La montagne verte
chantait toujours.
Ce soir là, elle
alla se coucher en sachant la manière
dont commencerait l’histoire qu’elle avait abandonnée le matin même sur la
table :
Lecteur,
il m’est arrivé en pensant cette nouvelle de me promener sur une phrase, et de
tomber dans un mot ; de me perdre entre les deux pages d’un livre.
Dina vivait avec son mari à Salses-le-Château
depuis maintenant quatre-vingts ans, petite commune des Pyrénées orientales,
elle était tombée sous son charme. Son joli étang, ses marécages accueillant
hérons et flamants roses, ses vignes, ses vergers, ses pins… tout cela lui
plaisait autant qu'à ses petits-enfants : Esther, Hanna, Gabriel et bien sûr la
petite Talia.
Elle savait qu’il était mal d’avoir une
préférence pour un de ses petits-enfants, mais comment ne pas adorer plus que
toute chose le petit visage en forme de cœur de Talia, ses fins cheveux noirs
coiffés en tresses, sa petite salopette bleue qu'elle ne quittait jamais…
Cette dernière, justement, accourut vers sa
grand-mère en imitant avec ses bras les ailes d’un avion. Elle s'écria avec un
sourire permettant de révéler sa dent de devant manquante :
– J'adore trop beaucoup l'été ! Pas toi,
Grand-mère ?
— Non, pas trop, ma chérie. Répondit d’un
ton calme et doux sa grand-mère.
— Comment on ne peut pas aimer l'été ?
— C'est une longue histoire, mais sache
qu'avant, il y a bien longtemps, je vivais avec ma tante Sarah, avec Sophie une
amie qui… avait perdu ses parents et sa petite sœur. Tous les étés, chez nous,
on pouvait être nommée la Reine de l'été. Il y avait des critères très spéciaux
: cueillette de dix fleurs et cinq fruits, chanter et danser aussi souvent que
possible, manger le plus de pastèques, aller se baigner six fois si je me
souviens bien, et puis, bien sûr, celle qui jouait et s'amusait le plus. Mais le
critère le plus important était de savoir profiter de son été et de s'estimer
chanceuse à chaque instant de vivre cette vie. Tante Sarah, nous déclarions
toutes ex æquo. Mais chaque année, le soir, quand elle me bordait, elle
m'avouait que c'était moi la reine de l'été. Je n'ai jamais su si elle ne
l’avait dit qu'à moi.
— C'est vrai que tu ferais une bonne reine
de l'été, Mamie, mais le problème, c'est que tu restes tout le temps dans ta
maison blanche, donc tu ne peux pas être La Reine de l’été, ça va surement être
moi cette année.
Dina ria, mais son cœur s'était empli d’une
nostalgie douce, agréable à la pensée de tous ces merveilleux souvenirs
d’enfance qu’elle avait passés avec les filles, mais elle savait au plus
profond d'elle que derrière se cachait aussi une souffrance à laquelle elle ne
voulait pas penser.
-Nous sommes toutes des Reines de l’été, mon
chou. Nous brillons toutes, par notre force comme un soleil rayonnant après la
pluie.
Talia annonça :
— Gabriel et Hester vont aller à la
chapelle abandonnée, maman a dit que j'ai droit d'y aller, mais j'ai un peu
peur, tu peux venir avec nous ? Maman a dit que t'as mal aux jambes, mais c'est
juste à côté ! Dis oui, dis oui, dis oui, dis oui !
Si Dina n'avait pas été pétrifiée de peur à
la mention de la chapelle abandonnée, elle aurait probablement éclaté de rire.
Seulement, la petite Talia en avait parlé, et les souvenirs commençaient déjà à
revenir.
La grand-mère se redressa sur sa chaise
d’osier et jura en silence ; quel dommage de gâcher cette merveilleuse journée
d'été avec ce soleil éclatant, ce ciel d'un bleu pur, l'absence totale de vent,
ses petits-enfants chéris jouant…
Talia l'interrompit dans ses pensées en
demandant d'un ton étrangement fier :
— Grand-mère, pourquoi tu as le visage si D-E-P-R-E-S-S-I-F
? C'est maman qui m'a appris ce mot ! Ça veut dire triste.
Dina ne put s'empêcher de rire et installa
la petite Talia aux cheveux d'ébènes sur ses genoux drapés de la belle robe
rose à fleurs que le mari de Dina lui avait achetée à l'occasion de son
anniversaire.
— Tu connais l'Allemagne, Trésor ?
— Oui ! On est parti en vacances là-bas un jour.
C'était trop C-H-I-C. Celui-là aussi c’est maman qui me l’a appris, ça veut
dire beau. Répondit-elle.
— Exactement, mais avant, quand j'étais
petite, je vivais là-bas, mais le chef de l'Allemagne, on appelle ça le
Président, il était très, très méchant. Mon papa s'est opposé à lui…
Talia coupa sa mamie adorée :
— Ça veut dire quoi, opposé ?
— Ça veut dire qu'il était contre le chef
de l'Allemagne, il a dit dans les journaux qu'il refusait de vivre dans un pays
où les juifs étaient maltraités.
— Oui, comme Mme. Denise, ma maîtresse,
elle a expliqué à toute la classe ce qu'étaient les religions et pourquoi il ne
fallait pas les montrer à l'école. J'ai tout compris ! Se vanta Talia.
Un sourire se dessina sur le ridé mais beau
visage de Dina ; elle continua :
— C'est ça. Les maîtresses sont vraiment
les meilleures. Le chef d'Allemagne détestait les Juifs, il s'appelait Hitler,
il disait que les Allemands étaient les meilleurs, un point, c'est tout ! Mon
papa, qui n'était pas juif, mais le meilleur papa du monde, s’est donc opposé à
Hitler. Mais… ça n'a pas plu à Mr. Hitler, il a envoyé la police pour mettre en
prison mon papa.
Talia ouvrit grand la bouche comme pour montrer
qu’elle était choquée, descendit des genoux de sa mamie et cria :
— Il a pas le droit ! Les policiers y
sont gentils ! Moi, je voulais être policière comme papa, mais si c'est ça être
policière, moi, je veux pas ! Ah ça non !
La petite croisa ses bras sur sa poitrine
et prit une mine boudeuse.
– Poussin… Ces policiers-là, ils étaient
très méchants, ils suivaient aveuglement les ordres d'Hitler, ils n'étaient pas
bien payés ni reconnus, là on leur annonce qu’ils étaient supérieurs aux
autres, pour eux, ça voulait dire qu'ils étaient très puissants !
Dans leur maigre et pauvre vie, ils avaient enfin l'impression d'être
importants.
Il faut pardonner même les pires personnes, chérie. Enfin bref, mon papa, Mutti
et moi, Mutti, ça veut dire maman en allemand, on est parti en France pour
échapper à la police. On est parti en Alsace, c'est au Nord-Est de la
France.
— Mmh… Laisse-moi réfléchir. Nord… Est… Ah,
je vois ! Juste à côté du Mexique, c'est ça ?
— Non, pas trop. répondit Dina en riant.
« Mais ce n'est pas grave. Ma famille et
moi, nous avons vécu une très belle vie en Alsace. Je me suis faite plein de
copains, et Mutti et Papa aussi. Mais Mr. Hitler ne nous avait pas oublié… La
police a débarqué en plein été… Un été aussi beau que celui-là… »
La voix de Dina changea, elle semblait parler
comme au plus profond d’un rêve, les yeux perdus dans le rêve devenu
soudainement cauchemar.
-Ma meilleure amie, Sophie et ses parents étaient
venus dîner à la maison. Ils étaient juifs, et avaient eux aussi échappé à la
police d’Allemagne. Sophie m’avait promis d'amener sa petite-sœur, encore bébé,
Martha. À l'époque, nous avions une vraie fascination pour les bébés.
Poursuivit Dina.
Elle ria d'un rire qui sonnait faux, un rire qui
n'en était pas vraiment un, un rire qui cachait des larmes.
La vieille femme avait oublié la présence de
Talia et continuait son récit les yeux brillants, prêts à faire couler les
larmes tant de fois déjà pleurées :
– Alors que nous jouions tranquillement dans le
jardin avec le bébé, Sophie et moi, nos mères nous surveillant du coin de
l'œil, la police a débarqué soudainement. Ma mère, Mutti a poussé un cri, un
cri qui résonne encore dans mes oreilles à cet instant même. Le cri d'effroi le
plus rempli de peur que je n'avais jamais entendu… La mère de Sophie, elle,
elle était blanche, incapable de prononcer le moindre mot. Je ne crois pas
qu'elle ait reparlé un jour. Mon père et celui de Sophie sont sortis de la
maison en courant. Mais c'était trop tard, les policiers armés jusqu'aux dents
ont attaché nos mères et s’apprêtaient à en faire de même avec nos pères. Mon
père, un homme incroyable, a crié la dernière phrase que j’ai entendue de lui :
« Courez, cache toi, ne fais confiance à personne, cherche tata Sarah ». Juste
avant qu’un des policiers ne l'assomme d’un coup de matraque. Ce que j’ai fait,
avec le peu de conscience qu’il me restait après cet évènement traumatisant,
j’ai fait la seule chose que je pouvais faire : courir. Le bébé Martha dans les
bras, Sophie derrière moi, je nous ai emmené chez ma maîtresse d'école, Miss.
Madelaine. Je garde encore de tendres souvenirs d'elle… Elle nous a accueilli à
bras ouverts chez elle, nous a réconforté, nourri et dorloté pendant trois
belles semaines comme une mère. Mais consciente qu’elle ne pouvait nous garder
chez elle, car la police allemande pouvait facilement nous retrouver, elle a
pris la décision de nous emmener, comme demandé par mon père, chez ma tante
Sarah. A l’époque j’étais trop petite pour me rendre compte des risques
qu’avaient pris Miss. Madelaine en nous cachant, et idiote que j’étais je ne
l’ai jamais remercié et jamais revue. Enfin bon, où en étais-je ? Ah oui :
Tante Sarah. Ma joyeuse tante Sarah, vivait au Sud de la France, dans les
Pyrénées-Orientales. Miss. Madeleine nous emmena, pleine de bonté, jusque chez
tante Sarah. À l'époque, j'étais trop petite pour me rendre compte de la
gentillesse de Miss. Madelaine, quand je pense que je ne l’ai jamais remerciée
! Arrivée chez tante Sarah, dans une petite commune appelée Sales-le-Château,
ma tante nous a pris sous sa garde et nous a élevé comme ses filles. Sophie ne
se rendait pas compte ou ne voulait pas se rendre compte de ce qui s'était
passé. J'étais seule dans mon effroyable malheur… Je passais toutes mes
journées dans la chapelle abandonnée de la commune, le seul endroit où personne
ne s’occupait de moi. Là-bas, j’y pleurais comme bon me semble, là-bas, je
pouvais me plaindre et me lamenter sans que personne n’essaye de réparer ce qui
ne peut pas l'être. Mon petit cœur de petite-fille était brisé, et rien ne
pouvait rien n’y faire. Je revoyais encore mon père assommé, le visage blanc de
la mère de Sophie et surtout, j’entendais encore le cri de ma Mutti. Et puis le
temps est passé, ma blessure s’est lentement refermée, mais laissant une
cicatrice impossible à effacer, j’ai rencontré ton grand-père qui allait
devenir mon mari, et puis la vie a repris son cours. Mais par la suite, je n’ai
jamais réellement pu vivre un vrai été, j’entends par là, s’amuser comme
l’hiver, l’automne et même le printemps ne le permet, c’est comme si un fil
invisible ne me permettait pas de passer un vrai bel été sans que ces souvenirs
me reviennent et me hantent à nouveau. L'été, c’est vraiment la plus belle des
saisons, ma chouette.
Le sourire de Dina réapparut sur son visage se
mêlant à ses larmes. Son visage inondé d’un mélange de soleil et de larmes,
comme un arc-en-ciel, se dit Dina. Voilà ce qu’elle était : une mamie
arc-en-ciel. Elle s'extirpa peu à peu de ses souvenirs douloureux pour se
concentrer sur sa réalité : sa petite-fille.
Néanmoins, Dina finit son histoire :
— J'ai appris plus tard que mes parents ont été
emmenés au camp de concentration du Struthof. Vois-tu, ma chérie, c'est un
endroit où on fait du mal aux Juifs et aux opposants de Mr. Hitler. Tu n’es pas
encore prête à écouter les horreurs que mes parents ont vécues là-bas. Un jour
quand tu seras grande… le jour où tu pourras affronter tes cauchemars… je te
ferai part des miens. Le camp de concentration du Struthof est le seul camp qui
existait en France, mais c’est aussi l’un des plus horribles. Sophie et Martha,
une fois en âge de faire leur vie, sont parties, à Londres, je crois. Je ne les
ai jamais revues. D'ailleurs, tu veux s’avoir une chose amusante, mon petit
canard ?
-Oh oui ! S'exclamant « le petit canard », Talia
n’avait pas bien compris certaines choses, mais elle voyait bien le visage
triste de sa grand-mère et souhaitait entendre quelque chose qui arrachait
enfin le sourire à sa mamie.
-J’ai appelé ta maman, Sophie, en l’honneur de ma
meilleure amie dont je t’ai parlé. Et, même ta mère ne connaît pas cette
histoire, mon histoire. Tu es la première avec laquelle je la partage, mon
sucre d’orge. Avoua Dina sur le ton de la confidence.
Talia, toute fière de l’incroyable honneur d'être
la seule et première connaisseuse de l’histoire de sa mamie, se sentit un peu
obligée de donner un conseil :
– Mamie, on devrait aller toutes les deux à la
chapelle abandonnée. Comme ça, ta cicatrice va guérir en entier. Vu qu’on a
toutes les deux peurs, ça sera mieux si on affronte nos peurs ensemble, tu ne
crois pas ?
Elles se rendirent donc à la chapelle abandonnée,
et nous ne raconterons pas ce passage, car il s’agit d’un moment beaucoup trop
intime et privé pour que d’autres personnes que Dina et Talia en aient
connaissance. Nous pouvons seulement vous dire, que beaucoup de larmes furent
versées comme des perles roulantes sur les visages et que beaucoup de rires
furent lâchés comme des oiseaux s’envolant dans l’air.
De retour à la maison des vignes, de Dina
Arc-en-ciel (c’est comme ça qu’elle voulait qu’on l’appelle maintenant), Talia
se serra contre sa mamie, toujours aussi heureuse du grand honneur que sa mamie
lui avait offert. Elles entrèrent et tombèrent sur la maman de Talia, Sophie.
La petite Talia, justement, sauta dans les bras de sa mère. Cette dernière
embrassa sa mère à son tour, comme un petit jeu d’amour maternel.
-Gabriel et Hanna sont partis faire un tour avec
leurs parents, et Esther joue aux poupées en haut. Tu ne veux pas aller la
rejoindre, Talia ? Mamie a de la visite.
Talia qui se retenait depuis tout à l’heure de
verser un flot de paroles sur le fait que sa grand-mère lui avait dit son
histoire secrète, ne put s'empêcher de se vanter auprès de sa mère :
— Mamie, elle m’a dit tout plein de trucs
top secrets qu'elle n'a pas dit à toi, et qu'à moi !
Dina fit un petit geste à Talia pour lui dire de
monter jouer avec Esther et se força à prendre l’air mécontent, car Talia avait
révélé en partie leur secret, mais en réalité, elle était plutôt amusée de sa
petite-fille.
Sophie jeta un regard intrigué vers Dina, cette
dernière esquiva en demandant :
– J'ai de la visite ?
— Oui, une certaine Marie-Jeanne a demandé à te
voir.
—Ma foi, je ne connais aucune Marie-Jeanne…
Dina s’avança dans le salon et vit sur son petit
canapé une femme qui la regardait tendrement et que malgré les rides Dina
reconnu tout de suite.
Elle sentit les larmes lui monter aux yeux, elle
jeta un coup d’œil à la fenêtre et put apercevoir le soleil se coucher derrière
le pin de son jardin, entendit en haut les cris d'amusement de ses petites
filles, l’odeur des cookies sortant du four que sa chère fille Sophie avait
surement préparé pour l’invitée surprise, elle passa une main sur sa robe rose
fleurie offerte par son marie, contempla au loin la chapelle abandonnée :
toutes ces petites choses qui avait fait de sa journée non pas un rêve mais une
réalité à savourer, comme une glace au chocolat dont on rêve toute la journée
et dont on goûte enfin la délicieuse saveur. Et tout à coup, elle se sentit
enfin et depuis longtemps la Reine de l'été.
La vielle dame lui ouvrit grand les bras, Dina
s’y réfugia comme lorsqu’elle était petite fille et enfin puis prononcer les
mots qu’elle avait tant de fois pouvoir lui dire :
-Merci. Merci pour tout Miss. Madelaine.
A propos :
Le camp de Sturtoph est un camp de
concentration nazi situé en Alsace. Il s'agit du seul camp de concentration
Nazi qui ait existé en France. Néanmoins, de 1941 à 1945, on a recensé 52 000
prisonniers dans le territoire. Ils y ont vécu des horreurs inimaginables. Un
ancien prisonnier a raconté : "Comment pardonner à un gardien qui
brisait des tibias à coups de pioche et dansait sur la poitrine des mourants ?
C’est impossible". Ils étaient soit pendus, attachés puis asphyxiés,
brûlés vifs dans un four géant ou soit des scientifiques allemands exerçaient
des expériences sinistres sur les prisonniers. Il fallut néanmoins attendre
l'évacuation des camps annexes en avril et mai 1945 pour que la terreur du
Struthof ne prenne réellement fin. De ce camp, de nos jours peu connus, peu de
personnes n'y ont survécu. Par la suite, on y fit ériger un monument. Le site
est désormais classé haut lieu de la mémoire nationale et présente
également le Centre européen du résistant
déporté. Il accueille, heureusement, de plus en plus de visiteurs
aujourd’hui, afin de se souvenir des gens qui ont vécu l'horreur et dont il
faut se souvenir, le devoir de mémoire, comme l'a si bien dit Simone
Veil.
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