Les Trois Lauréats Concours Adultes


 

                                                      



CATÉGORIE ADULTES


1er  Prix:  LA BOUQUINISTE ET LE FADA de PHILIPPE BOTELLA

Le bouquiniste et le fada

 

Que l'on soit croyant ou pas, chrétien ou pas, chacun connaît les paroles de l'Ecclésiaste : « Il y a un temps pour chercher et un temps pour trouver,  un temps pour garder et un temps pour jeter. Il y a un temps pour déchirer et un temps pour coudre, un temps pour se taire et un temps pour parler. Il y a un temps pour aimer et un temps pour détester, un temps pour la guerre et un temps pour la paix. .. » 

Ces paroles, pleines de vérité, de sagesse, ont été méditées par tous, mises en application par beaucoup,  moquées par quelques  humoristes,  ( il est un temps pour passer le temps et un temps pour se faire passer par le temps,  un temps pour blé et un temps pour riz...  ). Bref, il y a un temps pour tout. Pourtant, je connais un bouquiniste pour qui c'est tous les jours dimanche. Ou pas.

Il vit au rythme des saisons, du temps qui passe sur son étal, souvent  comme une caresse, parfois comme un soufflet, et de la météo qui influence tant la  fréquentation des  chalands. « Il  est un vent qui ouvre les portefeuilles et un vent qui les ferme » se plaît-il à se dire en souriant.   

 

L'automne lui amène des clients généralement bronzés par le soleil estival. Il reconnaît ceux qui lisent à la plage car ils ont sur la base du cou une petite décoloration angulaire due à l'ombre du livre. Lire l'automne en préparant l'hiver lui a toujours paru une saine occupation. 

L'hiver est sa morne saison. Il lutte contre le froid qui s'insinue même entre les pages et transforme ses livres en tomes glacés.  Il use davantage ses chaussures en battant le pavé qu'en arpentant les cinq  mètres  de son étal.  « Lire l'hiver en rêvant du printemps est un excellent calorifère » disait-il chaque matin à qui aimait l'entendre.  

Le printemps réveille sa clientèle et parfois, des dames, et même des messieurs, bouquets de fleurs à la main, viennent se poser à proximité de ses livres telles une  guirlande de Noël qui se serait métamorphosée en guirlande de mésanges, de chardonnerets, de bouvreuils... Ovide est immortel. « Lire le printemps en préparant l'été est un des moyens de dilater le temps » prétendait-il. 

L'été, lui, est synonyme de renouveau. De nouvelles têtes, des passagers... (il préfère employer ce mot plutôt que celui de touristes qu'il juge trop péjoratif. Il se souvient de ces « Cooks » qui lui avaient déjà tant déplu, cités par Loti dans « La mort de Philae»). « Lire l'été est une occupation de contemplatifs contrariés »  osait-il parfois mais seulement in petto... 

 

Lui lisait toujours. Chaque jour. Quelle que soit la saison, mais, tout comme les marchands de jouets font leur beurre en décembre, lui, c'est tout l'été qu'il baratte le plus. Aussi l'été n'a-t-il plus autant de temps pour, comme pendant les autres saisons, lire un peu en attendant l'acheteur, ou ce passionné habituel qui passe tous les jours depuis six ans,   qui n’achète rien, mais vient juste pour le plaisir de voir ses  livres, de les toucher, de les sentir. Il prétend qu'il lui suffit de poser sa main sur un livre pour instantanément  capter l'intégralité du récit.

Au début, notre bouquiniste ne l'avait pas cru. « Encore un fada ! » Et puis un jour, il lui a tendu un livre. Celui-ci lui en a raconté la teneur. « Pas de chance, il l'avait déjà lu » se dit-il. Mais quand il réitéra, et ce, des dizaines de fois, le « fada » ne se trompait jamais.

Bien qu'il ne lui ait jamais acheté d'ouvrage, il appréciait sa venue. Mais un matin, il lui dit qu'ils se voyaient  pour   la dernière fois, son médecin lui ayant  ordonné de déménager illico en bord de mer  car il souffrait d'une   carence en iode aussi subite que sérieuse et que celle-ci pouvait rapidement lui être  fatale.  Avant de le quitter, il lui serra longuement la main d'une drôle de façon. Pourtant, ils n'étaient  pas maçons.  Quelque chose cependant sembla passer. C'était comme une transmission.

Le soir même, alors qu'il rangeait ses livres, il  eut l'impression de les lire tous en même temps.  Il en avait lu déjà quelques-uns, mais pas tous, loin s'en fallait. Il passa une mauvaise nuit. Le « fada » lui avait fait cadeau de son don, mais était-ce bien un cadeau ?  Pouvant  désormais lire intégralement et instantanément tout livre qu'il touchait,  où était le plaisir de la lecture ? Celui de  la découverte, mot après  mot, phrase après phrase... ?

Mais il y avait aussi le bon côté : le professionnel. Quand un chaland le questionnait sur tel ou tel livre, il le prenait en main et lui en délivrait quelques idées... sans tout trahir pour autant  « Celui-ci évoque cela...,celui-là est plus poétique qu'on ne le pense parce que... là, le suspens est insoutenable... vous verrez, la description de la plage en bas des falaises  est une des plus belles que je n'ai jamais lues...  »  et  il ne mentait pas. Il n'a jamais autant vendu que depuis le départ de ce curieux qui ne lui avait  jamais rien acheté.

Ce don lui fit  gagner beaucoup de temps et d'argent, mais hélas, il avait bel et bien perdu le plaisir de lire. Une nuit qui ne fut que banche,  il réfléchit. Comment pourrait-il y remédier ? Il eut beau chercher, rien ne lui venait en tête.

 

Il est des coïncidences qui parfois relèvent de l'extraordinaire.  Dans la matinée du  lendemain, alors qu'il résumait un ouvrage pour un acheteur, le facteur  lui remit un tout petit colis. Vraiment tout petit. Et si léger. Ce ne pouvait être un livre. Il  n'y avait aucune indication quant à l'envoyeur, mais l'oblitération à Étretat était suffisamment implicite. 

À l'intérieur, il y avait un mot,  et un petit sac en suédine. « Vous avez dû me bénir, puis peut-être me maudire un peu... voici l'antidote. Bonnes lectures! »  Quand il ouvrit le petit sac, il en sortit une paire de gants !

 


2e Prix: LES DÉLIRES DE MA BELLE - MÈRE            de          ALAIN CUVILLIER 

 

Gare de Clermont-Ferrand : 13 juillet, 16 h 45

Gaston scrute le flot de voyageurs qui descendent du train en provenance de Paris.

Du haut de son mètre quatre-vingt-cinq, il aperçoit rapidement la personne qu’il est venu chercher et lui fait de grands gestes pour attirer son attention. Béatrice, qui a accompagné son père, court vers elle, pressée d’étreindre sa grand-mère. Gaston les rejoint, un peu moins enthousiaste que sa fille.

̶ Bonjour Martine, avez-vous fait bon voyage ? lui dit-il en lui faisant l’accolade. Elle déteste qu’il l’embrasse sur la joue, prétextant qu’il a la peau rugueuse.

̶̶̶ La SNCF ? Ne m’en parlez pas, quelle galère ! Elle déraille complètement. Le train a pris une heure de retard en raison d’une panne de locomotive. Heureusement que j’ai toujours un bouquin avec moi, j’ai eu le temps de le terminer durant le trajet. Comme preuve, la septuagénaire sort le livre de poche de son sac à main, intitulé : ̋ Rencontres ferroviaires ̋ de Régine Desforges.

Martine a le sens de l’à-propos. Son gendre aussi.

̶ J’imagine que dans votre roman, personne n’avait prévu la panne du train ?

̶ Non ! Pas plus que les gendres ne pouvaient chambrer leur belle-mère.

Gaston lui décoche un sourire contrit et déclare :

̶ Le temps nous a paru long, nous étions préoccupés par votre retard.

̶ Mais vous n’aviez aucune raison de vous inquiéter, ce retard était annoncé sur les panneaux numériques. À moins que vous ne sachiez pas lire ?

̶ Je vous rassure, je sais lire, la preuve : j’ai lu le journal en vous attendant.

̶ Les quotidiens, quelle horreur ! Ils sont remplis de mauvaises nouvelles et de publicités. Ce n’est pas avec ces torchons que vous allez élever votre niveau culturel. J’espère que vous ne les faites pas lire à ma petite fille. Bon ! assez parlé. Béatrice, conduis-moi à la voiture, il me tarde de serrer ta mère dans mes bras.

̶ Tu ne prends pas tes valises, mamie ?

̶ Elles sont trop lourdes. Ne t’inquiète pas ma chérie, c’est ton père qui va les porter. Avec sa taille de bûcheron, elles vont lui paraître légères.

̶ Pourquoi tu as pris deux grosses valises ? En été, on n’a pas besoin de beaucoup de vêtements.

̶ Tu as raison, mais j’ai apporté des cadeaux pour tout le monde et ils sont un peu volumineux.

Chargé de ses fardeaux, Gaston suit de loin le binôme sans pouvoir saisir ce qu’il se dit. Mais il connaît trop bien sa belle-mère pour savoir qu’elle met sa petite fille dans sa poche pour en faire son alliée.

Le trajet jusqu’à la ferme leur parut court, tant ils avaient des choses à se dire. Ils ne s’étaient pas vus depuis deux ans, en raison de la COVID.

À peine sont-ils arrivés dans la cour de la ferme, avant même que son gendre ne coupe le moteur, Martine sort du véhicule et court rejoindre sa fille qui l’attendait sur le pas de la porte.

Gaston file donner les dernières instructions à ses ouvriers. C’est la première fois qu’il délègue ses activités culturales à ses collaborateurs. Confier quarante vaches, trois tracteurs et quatre-vingts hectares de terre céréalière ne se fait pas sans prendre toutes les précautions utiles. Sur un cahier, il a noté les tâches de chacun, le numéro de téléphone du vétérinaire, du mécanicien de matériel agricole, celui de son portable, et consigné bien d’autres recommandations. Chacun aura quatre pages de texte à lire.

Après s’être concerté avec ses salariés, vérifié le planning, contrôlé les stocks de carburant et de nourriture pour les bêtes, il est presque vingt heures lorsqu’il revient à la maison.

La table est dressée, le repas prêt, on attendait que lui. Surtout sa belle-mère, qui lui demande gentiment de bien vouloir sortir ses bagages du coffre.

2

̶ Pourquoi sortir vos valises alors qu’il faudra les remettre demain matin ?

̶ J ’ai besoin de ma trousse de toilette, de ma chemise de nuit et du change pour demain !

̶ Mais il n’est pas nécessaire de sortir les deux, celle de vos vêtements suffira.

̶ Si ! j’ai besoin des deux valises, j’ai des surprises pour vous.

Gaston s’exécute, curieux de découvrir ces ̋ surprises ̋. Il les dépose sur la table du salon. L’une est beaucoup plus lourde que l’autre. C’est celle que Martine ouvre en priorité, révélant son contenu. Des sachets au logo d’une enseigne culturelle apparaissent. D’un large sourire, Martine en sort un, le tend à son gendre en déclarant :

̶ J’ai pensé qu’à l’occasion de ces vacances, un peu de lecture vous élargirait l’esprit, mon cher Gaston. Vous ne devez pas ouvrir souvent de livres.

̶ Détrompez-vous, dans ce domaine j’ai pris de l’avance sur vous.

̶ Tiens donc ! Auriez-vous un soudain penchant pour la culture ?

̶ Au contraire, c’est une ancienne passion héritée de mes parents, qui eux-mêmes l’ont acquise de leur famille. La culture des céréales est dans nos gènes depuis plusieurs générations, déclare-t-il avec ironie. Blague à part, depuis plus de trois mois, je me suis mis à la lecture pour préparer nos vacances. J’ai consulté les sites de réservation, parcouru une multitude d’annonces, lu le contrat de location de la villa que nous avons retenue, celui du matériel mis à notre disposition, le contrat d’assurance, la garantie ̋ responsabilité civile ̋, la liste des équipements électriques et…

̶ C’est bon, j’ai compris ! inutile d’en rajouter, précise belle-maman, vous me faites comprendre que c’est vous qui avez préparé nos congés et je vous en suis reconnaissante. En récompense, prenez ce sachet contenant trois livres spécialisés sur la ̋culture biologique ̋.

Puis, tournant les talons, elle sort une seconde poche et l’offre à Claudine, sa fille.

̶ Tiens ma chérie, j’ai pensé que ces ̋ guides pour les nuls ̋ t’aideraient à maîtriser l’informatique. Avec ces outils, tu épauleras ton mari dans la gestion de l’exploitation, et grâce à moi, vous vous ferez plus de blé.

̶ Merci maman, c’est vrai que j’ai des lacunes avec les nouvelles technologies. Je suis sûre que ces livres me serviront à mieux les appréhender. Quant à nous faire plus de blé, comme tu dis, nous travaillons durs pour cela. Ce ne sont pas des horaires de fonctionnaires de trente-cinq heures par semaine que nous avons, mais soixante-dix.

Martine feint de ne pas avoir entendu la réflexion de sa fille. Elle plonge à nouveau sa main dans la valise, puis, se tournant vers Béatrice, ajoute :

̶ Ma chérie, tu vas passer le BAC l’an prochain et suivre des études pour devenir médecin. Alors je t’ai acheté des ouvrages en vue de les préparer. Mets-les dans tes bagages, tu les consulteras à Canet au bord de la piscine.

La jeune fille avait d’autres projets en tête que de lire des livres scolaires en vacances. Cependant, elle fit bonne figure et dit avec un sourire forcé :

̶ Merci mamie, je suis sûre qu’ils me seront utiles.

̶ Bon ! maintenant passons à table, s’exclama Gaston avec autorité, demain nous avons beaucoup de route à faire et nous lèverons l’ancre à six heures.

̶ Si tôt ? s’étonna Martine.

̶ Oui ! Il y aura plein de monde sur la route et nous rencontrerons des bouchons.

̶ J’espère que vous avez la clim dans votre automobile !

̶ Rassurez-vous, elle a tout le confort, vous pourrez lire tout le long du voyage.

̶ J’y compte bien ! à condition que vous ne la conduisiez pas comme votre tracteur, sinon je risque de déposer mon petit déjeuner dans la voiture !

Tout le monde éclate de rire, et chacun prend sa place autour de la table.

Une heure plus tard, toute la famille regagna sa chambre pour passer une courte nuit, mais suffisamment réparatrice pour affronter la longue journée qui les attend demain.

3

14 juillet : 5 h du matin

Lorsque Gaston pénètre dans la cuisine, une odeur de café lui indique que le petit déjeuner est prêt. Quelle surprise de trouver sa belle-mère attablée, buvant son café, ses lunettes sur le nez, un livre ouvert à la main, au titre évocateur ̋ L’été où je suis devenue vieille ̋ .

̶ Bonjour Martine, vous êtes bien matinale. Merci d’avoir préparé le petit-déj. Avez-vous bien dormi ?

̶ Comment voulez-vous que je trouve le sommeil avec un carillon qui sonne toutes les demi-heures, votre chien qui aboie sans arrêt, vos vaches qui beuglent à tout va, et le coq qui se met à chanter au moment où je m’assoupis. Sans compter les odeurs de purin qui m’ont asphyxiée toute la nuit.

̶ J’en suis désolé, mais pourquoi ne pas avoir fermé la fenêtre et les volets.

̶ Vous plaisantez ! Avec plus de trente degrés dans la chambre, c’était intenable. Comment faites-vous pour supporter tout ça.

̶ À Paris, vous acceptez bien la pollution, le bruit, le stress, et d’être compressés dans les transports en commun. Les nuisances de la campagne sont plus naturelles.

Claudine et sa fille firent irruption dans la cuisine, coupant court aux échanges verbaux des deux protagonistes. Béatrice s’avança pour embrasser sa grand-mère et lui demanda :

̶ Bonjour Mamie, tu as bien dormi ?

***

Canet en Roussillon

Après plus de dix heures de route, dont la moitié coincée dans les embouteillages, la famille se présente devant la villa louée. La propriétaire accueille courtoisement les arrivants et leur fait visiter les lieux. À l’extérieur, une piscine privée avec terrasse en bois sur laquelle un local technique abrite ; parasols, transats, table, chaises de salon et barbecue à gaz. Sous un abri attenant, quatre vélos sont à disposition des locataires.

La maison est composée d’un séjour-kitchenette, de trois chambres, dont une avec salle d’eau intégrée, d’une salle de bains, et des WC indépendants. L’ensemble correspond aux attentes de la famille… à une personne près.

̶ Je ne vois pas la bibliothèque ! s’offusque Martine, dont le regard circulaire avait relevé ce détail. Je suis certaine que le descriptif en mentionnait une.

̶ C’est exact, madame, rétorque la propriétaire. Puis, se dirigeant vers un meuble d’angle, ouvre les deux battants et dévoile des étagères remplies de livres, qui laissent Martine bouche bée. « Nous avons volontairement enfermé les livres dans ce meuble, ajoute-t-elle, car certains ne sont pas recommandés aux enfants. Ce sont les parents qui contrôlent leur lecture et condamnent la bibliothèque en la fermant à clé ».

̶ Sage précaution, madame, répond Gaston qui tentait de cacher son malaise face à la réflexion maladroite de sa belle-mère. Puisque nous sommes d’accord sur l’état des lieux, nous pouvons le signer afin de récupérer les clés. Après dix heures de route, nous avons besoin de nous détendre.

Les deux parties signèrent les documents dont chacun garda un exemplaire. La propriétaire remit à Gaston le trousseau de clés accompagné d’une pochette, en précisant :

̶ Tenez ! Voici de quoi lire pour découvrir notre belle région. Je vous souhaite un bon séjour.

La famille Fauchey et madame Richard purent prendre possession des lieux de villégiature.

Gaston, sa femme et leur fille allèrent récupérer les valises dans l’automobile, tandis que Martine se dirigea directement vers la bibliothèque.

Le couple de parents prit possession de la chambre, ̋ Le Canigou ̋, alors que Béatrice choisit ̋ Le Lydia ̋, ne laissant à Martine d’autre choix que la chambre ̋ Le Palais des Rois ̋.

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Gaston déposa les valises de sa belle-mère dans sa chambre, pendant que celle-ci s’était agenouillée devant la bibliothèque et épluchait les livres un par un, semblant être scandalisée par certains titres.

Après que toute la famille eut investi les lieux et que chacun a rangé ses effets et s’est rafraîchi, Claudine proposa d’aller se restaurer dans le centre de Canet. Toute la tribu acquiesça.

Toutefois, Gaston précisa qu’il ne se sentait pas le courage de conduire, après dix heures passées au volant. Il suggéra de se déplacer en bus, ce qui fit réagir violemment sa belle-mère.

̶ Ah non ! Je subis les transports en commun toute l’année, vous n’allez pas me les imposer pendant les vacances. Je n’ai pas envie d’être pressée comme un citron par des peaux-rouges.

̶ Maman ! Ne commence pas à faire des caprices. Demain, nous irons faire les courses au marché, mais pour ce soir nous n’avons pas d’autres choix que d’aller au restaurant.

̶ Et bien ce soir, je me passerai de repas !

Gaston sauta sur l’occasion pour donner son avis.

̶ Il ne faut pas s’inquiéter pour ta mère, ma chérie, ce soir elle se contente d’un bouillon de culture en compagnie de ses auteurs préférés.

̶ Ça me convient tout à fait. Je prendrai plus de plaisir à lire qu’à suffoquer dans un bus. Ne vous inquiétez pas pour moi, le soir j’ai l’habitude de manger léger. Il me reste un fruit de ce midi, ça me suffira.

̶ Vous êtes sûre Martine ? ajouta ironiquement Gaston en masquant la satisfaction qui l’avait gagné. Voulez-vous que l’on vous rapporte un casse-croûte ?

̶ Non merci, je ne tiens pas à manger les cochonneries qu’ils y mettent dedans. Allez, partez sans moi et profitez de votre soirée.

***

15

juillet : 8 h 30

Levés les premiers, Gaston et Claudine ont préparé le petit déjeuner. La veille au soir, ils ont acheté dans une épicerie : café, lait, chocolat, viennoiseries et cornflakes.

Claudine feuillette un livre au titre original ̋ Se cultiver en faisant caca ou pipi ̋ trouvé dans les toilettes, pendant que son mari épluche les dépliants que lui a remis la propriétaire.

̶ Ce n’est pas possible ! s’exclame une voix venue de nulle part, vous avez attrapé le virus de la lecture ? Vous m’en voyez ravie.

Surpris en flagrant délit de lecture, le couple lève le nez et aperçoit Martine, un large sourire aux lèvres, vêtue d’une robe de chambre en soie et chaussée de mules.

̶ Bonjour maman, comment vas-tu ? as-tu récupéré de la journée d’hier ?

̶ J’ai dormi comme un loir, d’une seule traite, dit-elle en embrassant sa fille.

Puis, se tournant vers son gendre, elle ajoute :

̶ Bonjour Gaston, vous allez bien ? Avez-vous commencé à lire les livres que je vous ai offerts ?

̶ Bonjour belle-maman. Pas encore, mais je vais m’y mettre dès que j’aurai fini de lire ces plaquettes de l’office de tourisme. Elles sont très instructives pour le programme des visites de notre séjour dans la région. Cela fait déjà une heure que je les parcours.

̶ C’est bien du temps perdu. Ces lectures ne vous apporteront rien. La bibliothèque est pleine de livres beaucoup plus culturels, à condition de faire le tri. Ce que j’ai fait dès hier soir.

̶ Et qu’avez-vous éliminé qui n’est pas bon à lire ?

̶ Toute la série des ̋ San Antonio ̋ de Frederic Dard, les policiers d’Agatha Christie, les romans à l’eau de rose qui sont d’une mièvrerie affligeante, l’humour contemporain qui ne fait rire que les incultes, les livres d’érotisme qui dégradent l’humanité, et les romans de psychoses qui font peur.

̶ Mais que nous reste-t-il ? interroge Gaston avec stupéfaction.

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̶ Tous les auteurs classiques, et il y en a pas mal dans la bibliothèque : Camus, Céline, Proust, V.Hugo, Dumas, Rabelais, Montaigne, etc.

̶ Que de la lecture qui nous prend la tête, s’offusque Gaston. Les vacances sont faites pour se détendre belle-maman, et ce que vous nous proposez n’entre pas dans nos critères.

̶ Arrêtez de m’appeler belle-maman, c’est niais et ça m’identifie à une marque de confiture.

̶ Vous faites erreur belle… pardon, Martine, la marque de confiture c’est ̋ bonne maman ̋.

̶ Bon, peu importe ! je ne veux plus que vous m’appeliez belle-maman, c’est clair ?

̶ Que se passe-t-il dans cette maison ? dit Béatrice qui vient de se lever et a rejoint la famille.

̶ C’est ta grand-mère qui veut nous imposer ses lectures d’intello, répond Gaston.

̶ N’écoute pas ton père, ma chérie, je lui prodigue simplement des conseils, libre à lui de les suivre ou pas. À propos, as-tu amené les livres que je t’ai offert ?

Encore à moitié endormie, gênée par la question de sa grand-mère, Béatrice détourne la conversation en s’adressant à ses parents.

̶ Bonjour maman, bonjour papa, vous avez bien dormi ?

̶ Très bien ma chérie et toi ?

̶ Et à ta grand-mère tu ne dis pas bonjour ? intervient Martine, visiblement vexée que sa petite fille n’ait pas répondu à sa question.

̶ Bonjour mamie, répond-elle sans la regarder.

̶ Ah, quand même ! répond à ma question : as-tu amené les livres que…

̶ Maman, ça suffit ! intervient Claudine. Nous sommes en vacances pour nous détendre et visiter la région, pas pour être à tes ordres. Viens plutôt déjeuner avant que nous allions au marché faire nos achats.

̶… et on compte sur vous pour choisir les produits bio que vous consommez, surenchérit Gaston, satisfait que sa femme ait cloué le bec à sa mère.

̶ Eh bien ! je vois que toute la famille est contre moi aujourd’hui. Puisqu’il en est ainsi, je me retire dans ma chambre. Mes livres seront de meilleure compagnie que vous.

La famille Fauchey termine le petit déjeuner sans l’aïeule.

Pendant que la mère et la fille font leur toilette et finissent de se vêtir, le père va inspecter la bibliothèque. Sur les deux étagères du haut se trouvent les livres des auteurs sélectionnés par Martine. Sur celles du bas, ceux qu’elle considère comme néfastes. Parmi eux, des ̋ San Antonio ̋. Instinctivement, il en sort deux, puis ajoute ̋ Cinquante nuances de Grey ̋ et pour finir sa PAL, y adjoint ̋ Mémé dans les orties ̋. Il referme le meuble et va poser les livres sur la table du salon, bien en évidence pour que sa belle-mère puisse les voir. Il joue la provocation afin de lui faire comprendre que toute lecture est bonne à lire ; c’est une affaire de goût.

Satisfait de son plan, il se rend dans le local à vélo et en ressort trois. Il vérifie si les roues sont bien gonflées, s’assure que tout fonctionne et revient vers la maison.

Assise sur le canapé, Martine l’attend, le visage blême, les lèvres crispées, les yeux exorbités.

̶ Vous êtes fier de vous ? dit-elle d’un ton qui ne laisse aucun doute sur sa colère. C’est avec ce genre de lectures que vous éduquez ma petite fille ?

Gaston éclate de rire, son plan a marché. Il a réussi à mettre sa belle-mère hors d’elle.

̶ Vous voyez ce que ça donne d’imposer ses idées ? Je voulais vous démontrer que nous sommes assez grands pour choisir nos lectures, et c’est réussi. Maintenant, je vous propose de faire la paix et que chacun fasse ce qui lui plaît pendant ses vacances.

̶ Bon, d’accord ! Mais enlevez ces horreurs de ma vue.

̶ Je vais le faire. Avant, je voudrais que vous me disiez ce qui vous gêne dans cette PAL.

̶ Oh, ce n’est pas ̋Pousser mémé dans les orties ̋, ça, je sais depuis longtemps que c’est votre rêve. Ce qui me scandalise, ce sont vos lectures érotiques devant ma petite fille.

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̶ Ce ne sont pas ̋ mes lectures ̋, mais celles qui se trouvent dans la bibliothèque. Ce qui ne m’empêchera pas de les lire. De ce pas, je les emmène dans ma chambre.

Durant les deux semaines, le pacte entre Gaston et sa belle-mère fut respecté. Chacun choisit ses loisirs : Martine fit une cure de boulimie culturelle sous le parasol, au bord de la piscine, tandis que la famille Fauchey alterna plage, loisirs et visites des sites proposés par l’office de tourisme.

28 juillet, 9 h 30. Heure fixée pour faire l’état des lieux avec la propriétaire.

Après avoir fait le ménage de fond en comble, rangé le matériel de plein air dans les abris et mis les valises dans le coffre de la voiture, la famille est prête pour le départ.

En attendant la propriétaire, Martine dialogue avec son gendre :

̶ Alors Gaston, avez-vous lu tous les livres que vous aviez emportés dans votre chambre ?

̶ Mais bien sûr, et même beaucoup plus. Tous les jours j’ai parcouru, L’indépendant, feuilleté les plaquettes de l’office de tourisme, consulté mon horoscope, lu les menus des restaurants, les horaires des transports en commun, les étiquettes des produits alimentaires BIO, la composition des plats préparés, vérifié la teneur en sucre des gourmandises, consulté mes mails et SMS. Et, ̋Cerise sur le gâteau ̋, j’ai lu à plusieurs reprises la prune que m’avait glissée l’aubergine sur le parebrise de la voiture, pour dépassement d’heure de stationnement.

Claudine et sa fille se pincent les lèvres pour ne pas éclater de rire. Belle-maman a saisi que son gendre se moquait d’elle. Elle y alla de son humour ironique :

̶ C’est parce que vous êtes Fauchey comme les blés que vous lisez tout ce qui est gratuit ?

̶ Fauchey, je le serai toute ma vie. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle vous m’en voulez. Lorsque j’ai épousé votre fille, j’ai fait d’une Richard une Fauchey, et ça, vous ne me le pardonnerez jamais. Mais peu importe. Cela dit, j’ai quand même acheté trois livres de Conte.

̶ Des livres de contes ! s’esclaffe Martine. Cela ressemble tout à fait à votre âge mental. Laissez-moi deviner votre choix : Blanche-Neige ? Pinocchio ? Le petit Chaperon rouge ? Ou peut-être, Le vilain petit canard, ça vous correspond tellement bien.

̶ Vous ne connaissez pas tous les titres de Conte, Martine. Ceux que j’ai achetés s’intitulent : ̋ Ma Terre de toujours ̋, ̋ Au village de mon enfance ̋, et ̋ La Vigne sous le Rempart ̋.

̶ J’ai fait toute ma carrière à la Sorbonne à enseigner les Arts et Lettres et je peux vous affirmer que les titres que vous me citez n’appartiennent à aucun auteur de contes pour enfants.

̶ Je ne vous parle pas de ces contes-là, mais d’Arthur Conte, né à Salses-Le-Château, dont il fut maire durant vingt-cinq ans. Il a été député des Pyrénées-Orientales et président de l’ORTF.

̶ Évidemment que je le connais ! Vous m’avez mise sur une mauvaise piste avec vos jeux de mots. Je peux vous dire qu’il a été journaliste, auteur, historien et a adhéré à la SFIO.

̶ Bravo Martine. Le vilain petit canard est fier de vous. Pour vous récompenser, je propose que nous allions visiter le Château tout à l’heure. Le village de Salses se trouve sur notre route.

̶ Ah non ! Je vous vois venir. Vous seriez bien capable de me pousser dans les oubliettes !

̶ Vous vous méprenez sur mes intentions. J’aurais plutôt tendance à vous traiter comme une Reine. Si je devais me débarrasser de vous, je vous enfermerais dans la tour du Château en compagnie de vos auteurs préférés, et vous nourrirais de plats dont vous êtes friande : de littérature.

̶ Pour cela, il faudrait que vous sachiez ce qu’est la culture, mon cher Gaston.

̶ Vous ne pouvez pas dire d’un céréalier qu’il ne connaît pas la culture, chère belle-maman.

C’est à ce moment que la propriétaire fit irruption pour faire l’état des lieux.

Les vacances prenaient officiellement fin. Les Fauchey allaient retrouver leur ferme, et Martine Richard, son appartement parisien. 




3e Prix  : LES MOTS "DITS" ENFLAMMÉS               de          JAMES GAT



 Je m’appelle Janus et je n’aime pas lire…. 

 Enfant, mes seuls compagnons de voyage onirique s’appelaient Superman ou le Serval, loin de moi l'idée saugrenue de côtoyer un héros de Stendhal ou encore un capitaine de Jules Verne comme nombre de mes connaissances. Mon enfance se déroula sans surprise à l’ombre de l'ignorance et de l'illusion que la littérature au sens large de son interprétation ne m'apporterait que maux de tête et isolement.

Au fil du temps, mes certitudes sur la nécessité de lire s’estompaient dans les méandres de la bêtise. Lire....pour quoi faire ?

Mon monde ainsi fait me convenait, j'étais un écolier médiocre mais qu’importe, la vie n'était faite que d’insouciance et de plaisirs communs, Les filles, la fête et autres petits vices, tel était mon credo de l'époque. Toutes tentatives de lecture étaient vaines.

Mon âme errante vagabondait ainsi dans une brume si dense qu’il m’était impossible de voir ce qui, plus tard, deviendrait une évidence...j'entendais mais n'écoutais pas, je pensais savoir mais ne savais rien, je pensais voir mais j’étais aveugle.

Tous les échanges que je pouvais avoir restaient, somme toute, très superficiels, y avait-il un peu de profondeur dans mes relations ? Étais-je vraiment heureux ?

Je sentais une absence dans mon ventre et dans ma tête, un je ne sais quoi qui me susurrait que le chemin emprunté n'était pas le bon.

 

Ma rencontre avec la lecture – disons-le - plus soutenue, se révéla la nuit de la fête de la musique alors que je me baladais avec mes amis, en arpentant les rues de la ville, parés à affronter les vices de la grande dame en noir. Noyés dans la douceur des notes qui s’amusaient à créer différents sons pour remplacer la rudesse du bruit quotidien, nous traversâmes le marché nocturne des bouquinistes situé place Victor Hugo. Ce marché était bondé d'ombres cherchant, reniflant, apostrophant, jubilant à chaque trésor trouvé, un décor de rêve pour qui aime le mystère. Les étals se blottissaient les uns contre les autres ne laissant place qu'à quelques mots perdus. On pouvait y voir de vieux livres ou reliures exposant fièrement leur première de couverture titré parfois ou gardant le secret d'une aventure. Certains osaient montrer leur page de garde souillée par des autographes et d’autres, un peu honteux dévoilaient leurs dos où l’on pouvait voir les nerfs rongés, usés par de longs va et vient d'une étagère de bibliothèque trop étroite. D'autres encore laissaient entrevoir leur signet pendant, égaré entre deux pages, stoppant net les mots et attendant patiemment que de nouveaux yeux continuent leur histoire. Je me prenais au jeu du bibliophile sentant les effluves de vieilles pages jaunies par le temps, parfois cornées mais jamais froissées. Je regardais autour de moi, titubant un peu, enivré par le vin ou peut être par cette atmosphère   pesante, comme si ce lieu n' était réservé qu' aux initiés. L'aura des écrivains morts mêlée aux vivants planait au-dessus de tous ces ouvrages.

Était-ce parce que j’avais bu plus que de raison que ce sentiment de bien-être m’envahissait mais je ne voulais plus partir tant il me semblait appartenir à ce monde. Ma détermination fut si grande que mes amis me laissèrent pour la soirée pensant que mon caprice disparaîtrait avec mon taux d' alcool.

- Il veut son livre d’été pour les vacances comme tous ceux qui n' aiment pas lire et qui ne le font pas le reste de l'année !

- Achète-toi un roman policier, c’est le livre de plage par excellence !

- Encore un livre qui va caler les pieds d’un meuble !

Toutes ces plaisanteries, même si je les trouvais drôle me touchaient malgré tout car une partie de moi partageait l'avis de mes amis.

 

Attendre la période d'été pour s’évader de la réalité , se réfugier dans les lignes d'un polar, se dire que les vacances d'été sont les seuls moments où l'on peut lire sereinement sans les tracas de la vie quotidienne, se dire que de bonnes vacances ne sont pas des vacances sans un bon thriller, voilà où mon esprit naviguait à ce moment. La houle de l’incertitude me faisait chavirer quelque peu. Le monde des livres était-il à ma portée ? En étais-je digne ?

Les réponses à mes questions ne vinrent pas tout de suite. Plus tard un peu dégrisé je me rendis compte qu’un homme me regardait, la soixantaine bien pesée, un corps courbé par le temps, une barbe a faire pâlir le groupe ZZTOP, un visage criblé de rides qui ressemblait à l'écorce d'un vieil arbre. Étonnamment ses yeux ne concordaient pas avec le reste de son corps. Il avait un regard  d'enfant, comme ébloui par la vie, un regard espiègle, innocent mais reflétant de la sagesse. J'avançais vers lui en espérant qu’il pourrait m'éclairer sur un éventuel roman à lire, une histoire pas trop compliquée. J’avais la sensation que cet homme allait être le déclencheur d’une autre histoire…mon histoire.

Après quelques formules de politesse basiques et renseignements sur mes envies et besoins, l’homme me guida avec retenue vers deux ouvrages, deux livres de poche cachés dans une vieille malle. Je fus étonné que, parmi tant de beaux livres, le vieillard choisisse ces bouquins. Le premier titrait le joueur d’échecs de Stefan Zweig et le second avait pour titre Fahrenheit 451  de Ray Bradbury. Le sourire en coin du vieil homme en disait long sur ses pensées, je devais sans doute donner l'impression d'être perdu et de penser que ses propositions de lecture n' assouviraient probablement pas mes caprices du moment.

- Voilà vos deux livres de poche, ils sont adaptés à la plage, ce ne sont pas des policiers mais ils devraient vous plaire... Nous nous reverrons probablement dans quelque temps... n’oubliez pas de les ouvrir !

Je quittais les lieux avec plus de questions que de réponses mais avec de quoi m’occuper et me reposer l’esprit pendant ces vacances. C' était la première fois que j'achetais des livres sans image.

 

 Je rentrais chez moi afin de préparer mon sac à dos pour le départ du lendemain direction la Costa Brava où j'avais loué une chambre dans un hôtel avec vue sur mer. Un ami m’avait conseillé cet endroit en l'assimilant au paradis sur terre pour qui recherche la tranquillité, il fallait simplement éviter les mois de juillet et août où là, le tourisme de masse prenait toute sa signification.

Je partais seul, voulant un maximum de liberté car je savais que si l’on partait à plusieurs - même  avec des amis -  les contraintes et concessions auraient été multiples : qui fait à manger ? Qui prend quel lit ? Que fait-on ?...Je voulais simplement me détendre pendant une semaine et faire le point sur ma vie.

Arrivé à l’hôtel, je fus sidéré par la beauté du lieu, un immense hall habillé de meubles en acajou et noyer, style XVIII -ème. Ici on ne parlait pas, on chuchotait afin de ne pas perturber les âmes flottantes. Dans cette atmosphère, de grands miroirs baroques tapissaient les murs, le sol couvert de moquette rouge pale appelait à la discrétion, on ne marchait qu'à pas feutrés, je vis rapidement le contraste avec la nuit de folie que j'avais quitté quelques jours auparavant. Je savais que c'était l' endroit idéal pour passer un peu de temps paisiblement .

Une fois dans la chambre j'eus l'impression d’être dans un cocoon, un havre de paix s’ouvrait à moi. Un lit King Size accompagné d’une armoire et d' une commode d'époque, une immense salle de bain marbrée et cerise sur le gâteau, un balcon comme accroché à la falaise, suspendu dans le vide, ne demandant qu'à plonger dans la mer . J’étais heureux.

Je passais ma première journée a visiter l’hôtel, les rues avoisinantes, la plage. Tout concordait avec la description que mon ami m’en avait faite. Un paradis.

Le soir venu, j’ouvris mon premier livre de poche : le joueur d’échecs.

Dès les premières pages, je fus saisi d'un sentiment de bien-être peu connu jusqu' ici.

Les mots dansaient dans ma tête, se battant les uns avec les autres à qui aurait l'honneur de me transmettre une émotion. Ils me racontaient cette étrange histoire de ces deux joueurs d’échecs s’affrontant sur un paquebot en 1940. L'un était champion du monde , enfant prodige mais solitaire élevé par un curé à la mort de ses parents et dénué d'éducation, radin et désagréable planté avec ses certitudes. L'autre, inconnu de tous avec un lourd passé de prisonnier ayant pour seul bagage sa peur de retomber dans la folie. Il avait été enfermé par les nazis pendant la guerre afin que des renseignements lui soient soutirés. Après avoir dérobé un livre tactique des meilleurs coups des plus grands maîtres d’échecs, il avait appris seul, créant et jouant dans sa tête des parties jusqu'à ce que la folie l’atteigne. Il put être libéré de sa geôle après s’être blessé à la main et diagnostiqué fou par le médecin qui lui avait soigné celle-ci.

Phrase après phrase je sentais venir à moi des images, assis dans le fauteuil du balcon, les effluves de la grande bleue m’accompagnaient. Je fus prit de vertiges, je titubais, comme si j'avais le mal de mer , j'étais sur le bateau avec les deux protagonistes.

La douceur de cette nuit d’été contrastait avec l’ambiance de la scène, pesante, où chaque geste était déterminant, une question de vie ou de mort. Je voyais ce combat en grandeur nature, pouvais ressentir la détermination de mes deux héros, voyais la sueur de chacun perler le long de leur visage , le triomphe n 'était pas une option mais une obligation.

Lorsque la folie s’empara du mystérieux inconnu après sa première victoire, le narrateur, troisième personnage du roman, aida celui-ci à revenir à lui grâce à sa blessure à la main qui lui rappela la frontière qu' il ne fallait pas dépasser. Son abandon de la partie suivante rassura le champion du monde en titre, qui resta aveugle et toujours comblé de ses certitudes alors que notre héros, lui, gagna beaucoup plus que la victoire d’un jeu : il put conserver la raison.

Je lus le roman d’une traite en immersion totale, et je me rendis compte que je suais à grosses gouttes. Était-ce le fait de cette nuit d'été ou l’implication de mon esprit dans cette grande aventure ? La réponse à cette question ne tarderait pas à venir.

 

Après une fin de nuit bouleversante, au petit matin, je décidais d'aller à la plage pour la journée. Un chemin descendait de l’hôtel et m’emmenait directement vers une crique au bord d’une eau aussi limpide que celle des Caraïbes. Le sable, déjà chaud, perlait entre mes orteils. J’avais l' impression de marcher sur un nuage, deux mouettes discutaient sur un rocher attendant probablement un arrivage de banc de poissons, leurs cris rauques se mêlaient au bercement des vagues s' échouant calmement sur la plage. Je me sentais apaisé, le soleil caressait ma peau et les ombres du paysage se promenaient au fil de la matinée. Je pris mon masque de plongée afin d’explorer la faune et la flore de la méditerranée, ses profondeurs dévoilaient tous ses trésors, des poissons multicolores, des crabes et des coquillages s'entremêlaient au milieu des plantes...encore un monde qui s'ouvrait à moi.

J’avais l'impression que ma sagacité s'était développée, chaque élément m'entourant ne me laissait pas insensible ; toute la journée je fus surpris par ce qui vivait autour de moi, ma lecture de la veille ayant éveillé en moi cette acuité qui me permettait de comprendre ce que jamais je n'avais compris :  je n' étais pas seul au monde.

 Le soir même, très fatigué, je me laissais aller à mes rêveries. Une nuit chahutée par de grandes tours au milieu de l’océan chevauchant des hippocampes à l' assaut d'un roi trop loin pour qu'on le distingue qui semblait être mi-homme mi-femme tel Hermaphrodite et qui se gaussait de me voir comme un pion sur l'échiquier.

 

Le lendemain, je loupais le petit déjeuner servi par l’hôtel et me mis tout de suite à la lecture de mon deuxième livre. Un récit encore plus surprenant se cachait derrière les mots couchés sur le papier, un pompier qui n éteignait pas les feux mais brûlait les livres. Dès les premières lignes je m’insurgeais face à cette cruauté. Vivant dans un monde où l’obscurantisme gouvernemental était de rigueur, dans un monde où le livre était péché et la télévision bénite, ce pompier était là pour brûler tout ce qui , potentiellement, pouvait amener à réflexion. La loi instaurée interdisant toute lecture amena un groupe de dissidents à se battre contre cette dictature afin d’éveiller les consciences de chacun. Une dissidente fit la connaissance de notre personnage principal et celui-ci comprit petit à petit, au contact de cette lumière, que la solution n’était pas dans la destruction, qu'il existe un autre monde et que sa vie n'a pas vraiment de sens. Le choc survint lorsqu’ une femme s’immola avec ses livres suite à l’ intervention de ces pompiers pyromanes. Le personnage principal du roman commença alors à récupérer des ouvrages et à les cacher dans son appartement afin de les sauver et de les lire. Sa femme, triste et désœuvrée, aliénée par toutes ses télévisions suspendues sur les murs du salon, gavée de barbiturique et larvée sur son canapé ne voyait pas ce changement d’un bon œil. Elle dénonça donc son époux afin qu’il soit poursuivi en justice.

Cette délation ne faisait que confirmer la rupture entre l’ombre et la lumière.

Réussissant à s'échapper le protagoniste en cavale aida les rebelles à renverser le gouvernement mais ils échouèrent et se créèrent un nouveau monde, un monde où le livre est roi où les mots ont un sens et où les relations humaines sont vraies . Il comprit enfin ce qui se cachait derrière les mots.

Une fois le livre terminé je fus pris d' une sorte d' ataraxie, une quiétude mélangée à un feu en moi.

 J’avais besoin de crier, de faire ressortir des choses, des maux qui dormaient depuis toujours dans mon âme. Ce conflit intérieur me donnait envie d’aller plus loin dans mon aventure. J’étais en manque.

Il fallait que je rentre, que je quitte cet endroit idyllique, je devais retrouver ce vieil homme , celui qui avait vu ce qui était enfoui en moi, J'écourtais mon séjour et pris le premier train.

Je dus attendre quelques jours avant de retourner sur la place Victor Hugo pour y retrouver celui qui

 m 'avait éveillé. La chaleur de l'été était insoutenable et les rayons de soleil écrasaient quiconque

 s'aventurait dans les rues. Nous bénissions toutes les ombres, les climatiseurs ainsi que les brumisateurs, la ville entière s'était mise en sommeil et attendait patiemment la fin de journée pour enfin vivre. Le soir tombé, tous les corps endormis s'extirpèrent de leur antre prêts à respirer à nouveau. Je pouvais enfin sortir de chez moi et aller à la rencontre de mon destin.

D'un pas accéléré et déterminé je me rendis sur le marché des bouquinistes et je vis l'inspirateur de ma vie qui me reconnut et m’accueillit avec un grand sourire me montrant ses quelques dents restantes.

 - Alors mon ami, te voilà déjà ! Je t’avoue que je ne pensais pas te voir si tôt, as-tu apprécié tes deux romans ?

 - Je tenais à vous remercier, ils m’ont tenu en haleine mais je ne comprends pas pourquoi vous avez choisi ces deux titres et pourquoi des livres de poche même si je ne décrédibilise pas ce format. Ils sont beaucoup moins attirants que le reste de votre trésor !

 - Tout d’abord, le choix de ces titres n' est pas fortuit, je voulais que tes moments de lecture soit un réel plaisir et qu' ils déclenchent chez toi de l'émoi, sentiment que tu avais apparemment perdu, ai-je eu tort ?

 - Votre perspicacité vous honore.

 - Merci. Tu verras à force de lire, tes sens vont s' affûter, les détails se révéleront à toi, ton écoute sera plus juste, tu verras ce que tu ne voyais pas et le savoir que tu pourras acquérir tu pourras le transmettre.

Ses mots s’imprégnaient dans chaque partie de mon corps, c' était comme une révélation, je buvais chaque phrase jusqu' à la lie, je l' écoutais comme s'il était un livre ouvert.

 - Et pour répondre à ta deuxième question mon jeune ami, je n’étais pas sûr que tu aurais apprécié la beauté d’un livre sans aimer la beauté des mots. Maintenant, si tu le veux bien, nous allons continuer notre route et je vais te donner deux nouveaux ouvrages.

Notre histoire passait de pages en pages, j'abordais tous styles d'écriture, du genre narratif   tel l'assommoir d' Émile Zola au genre épistolaire comme lettre à un jeune poète de

Rainer Maria Rilke mais aussi des romans d'écrivains encore de notre monde comme Bernard Werber, Amélie Nothomb ou Christian Bobin. Plus je lisais plus j'avais envie de lire, dès que le temps me le permettait, je me plongeais dans la beauté de ces lignes venues à moi.

 

 Alors que la nuit s'éveillait sur la ville, j’eus la surprise de ne pas trouver mon mentor sur la place du marché. L'emplacement était vide et nul ne put me renseigner sur cette soudaine disparition. Sa plus proche voisine de stand n'en savait pas plus que les autres, cela faisait tout juste un an qu'il avait intégré le marché mais personne ne le connaissait vraiment, on ne savait de lui que ce qu'il voulait que l'on sache, en un mot, rien . Les spéculations à son propos allaient cependant bon train, les avis fusaient de toutes parts concernant le ressenti plus qu'autre chose mais ils étaient tous unanimes : ce bonhomme avait un sacré charisme et une culture qui aurait fait blêmir n'importe quel bouquiniste. Tous les jours je retournais sur le marché comme une âme égarée sans voir le vieil homme. Je ne devais plus le revoir.

Esseulé et désespéré j'errais dans les rues de la ville sous un soleil de plomb, il n'y avait pas âme qui vive, même les terrasses de cafés étaient désertes. Quelques corps flasques et transpirants subsistaient dans les salles climatisées espérant trouver un air frais si peu présent. Je rentrais chez moi et me remettais à lire espérant trouver une issue de secours, un réconfort suite à une perte difficilement soutenable. Il fallait que je cicatrise, que je guérisse de cette déchirure. Je m' immergeais dans la lecture de  l’Iliade et de l'odyssée sur un fond de mélopée, vinrent ensuite Dostoïevski, Kafka, Khalil, Sartre, Zola, Barjavel et tant d' autres, je n'étais plus un lecteur mais un consommateur, un drogué de la lecture. Une sorte d’insatiabilité me prenait, les jours devenaient des nuits et les nuits des jours, la chaleur qui se dégageait de ma cache secrète où trônait ma bibliothèque provenait de l' air ambiant mais aussi de ce que je dégageais. La fièvre s'emparait de moi, tous ces mots, toutes ces phrases embrasaient mon âme, je ne mangeais plus ni ne dormais, je ne vivais plus que dans cette pièce sombre juste éclairée par une lampe de bureau, au milieu de livres éparpillés sur le sol, sur le canapé, sur les rayonnages, tous ces écrits me regardaient et m'appelaient de peur que je les oublie. Je m’emmurais dans une folie obscure, la respiration parfois haletante, je vivais ce que je lisais. Plus les lignes défilaient plus la chaleur montait, les mots devenaient diaboliques, maudits, j'avais l’impression de brûler dans la bibliothèque de l'abbaye bénédictine du roman d'Umberto Eco le nom de la rose. Dans un état second j'essayais de sortir de cette fournaise, l'enfer dans lequel je m'étais enfermé m’empêchait de respirer, je ne pouvais plus sortir malgré mes tentatives. La porte était bloquée par une force maléfique, je me consumais dans ce brasier, accompagné de mes amis , de mes amours.

 

Je m'appelle Janus et je vais mourir.

 

Épilogue

 

 - Capitaine tout a brûlé, apparemment les techniciens du SNPS disent que c'est une combustion humaine spontanée. On en saura plus après l’enquête, les voisins m’ont dit que depuis quelques temps ils ne le voyaient plus et qu'il y avait juste une petite lumière à la fenêtre du haut.

La chaleur de l’été était vraiment pesante même si le mois de septembre avait pointé le bout de son nez. L’incendie qui avait ravagé la maison ne laissait entrevoir que quelques pages de livres meurtris virevoltant autour du sinistre comme pour une dernière danse en hommage à Janus. Les mots, eux, s’étaient tus pour laisser place à un requiem.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

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