Les Trois Lauréats Concours Adultes
CATÉGORIE ADULTES
1er Prix: LA
BOUQUINISTE ET LE FADA de PHILIPPE BOTELLA
Le bouquiniste et le fada
Que l'on soit croyant ou
pas, chrétien ou pas, chacun connaît les paroles de l'Ecclésiaste :
« Il y a un temps pour chercher et un temps pour trouver, un temps pour garder et un temps pour jeter.
Il y a un temps pour déchirer et un temps pour coudre, un temps pour se taire
et un temps pour parler. Il y a un temps pour aimer et un temps pour détester,
un temps pour la guerre et un temps pour la paix. .. »
Ces paroles, pleines de
vérité, de sagesse, ont été méditées par tous, mises en application par
beaucoup, moquées par quelques humoristes,
( il est un temps pour passer le temps et un temps pour se faire passer
par le temps, un temps pour blé et un
temps pour riz... ). Bref, il y a un
temps pour tout. Pourtant, je connais un bouquiniste pour qui c'est tous les
jours dimanche. Ou pas.
Il vit au rythme des
saisons, du temps qui passe sur son étal, souvent comme une caresse, parfois comme un soufflet,
et de la météo qui influence tant la
fréquentation des chalands.
« Il est un vent qui ouvre les
portefeuilles et un vent qui les ferme » se plaît-il à se dire en
souriant.
L'automne lui amène des
clients généralement bronzés par le soleil estival. Il reconnaît ceux qui
lisent à la plage car ils ont sur la base du cou une petite décoloration
angulaire due à l'ombre du livre. Lire l'automne en préparant l'hiver lui a
toujours paru une saine occupation.
L'hiver est sa morne saison.
Il lutte contre le froid qui s'insinue même entre les pages et transforme ses
livres en tomes glacés. Il use davantage
ses chaussures en battant le pavé qu'en arpentant les cinq mètres
de son étal. « Lire l'hiver
en rêvant du printemps est un excellent calorifère » disait-il chaque
matin à qui aimait l'entendre.
Le printemps réveille sa
clientèle et parfois, des dames, et même des messieurs, bouquets de fleurs à la
main, viennent se poser à proximité de ses livres telles une guirlande de Noël qui se serait métamorphosée
en guirlande de mésanges, de chardonnerets, de bouvreuils... Ovide est
immortel. « Lire le printemps en préparant l'été est un des moyens de
dilater le temps » prétendait-il.
L'été, lui, est synonyme de
renouveau. De nouvelles têtes, des passagers... (il préfère employer ce mot
plutôt que celui de touristes qu'il juge trop péjoratif. Il se souvient de ces
« Cooks » qui lui avaient déjà tant déplu, cités par Loti dans
« La mort de Philae»). « Lire l'été est une occupation de
contemplatifs contrariés » osait-il
parfois mais seulement in petto...
Lui lisait toujours. Chaque
jour. Quelle que soit la saison, mais, tout comme les marchands de jouets font
leur beurre en décembre, lui, c'est tout l'été qu'il baratte le plus. Aussi
l'été n'a-t-il plus autant de temps pour, comme
pendant les autres saisons, lire un peu en attendant l'acheteur, ou ce
passionné habituel qui passe tous les jours depuis six ans, qui n’achète rien, mais vient juste pour le
plaisir de voir ses livres, de les
toucher, de les sentir. Il prétend qu'il lui suffit de poser
sa main sur un livre pour instantanément
capter l'intégralité du récit.
Au début, notre bouquiniste
ne
l'avait pas cru. « Encore un fada ! » Et puis un jour, il lui a
tendu un livre. Celui-ci lui en a raconté la teneur. « Pas de chance, il
l'avait déjà lu » se dit-il. Mais quand il réitéra, et ce, des dizaines de
fois, le « fada » ne se trompait jamais.
Bien qu'il ne lui ait jamais
acheté d'ouvrage, il appréciait sa venue. Mais un matin, il lui dit qu'ils se
voyaient pour la dernière fois, son médecin lui ayant ordonné de déménager illico en bord de
mer car il souffrait d'une carence en iode aussi subite que sérieuse et
que celle-ci pouvait rapidement lui être
fatale. Avant de le quitter, il
lui serra longuement la main d'une drôle de façon. Pourtant, ils n'étaient pas maçons.
Quelque chose cependant sembla passer. C'était comme une transmission.
Le soir même, alors qu'il
rangeait ses livres, il eut l'impression
de les lire tous en même temps. Il en
avait lu déjà quelques-uns, mais pas tous, loin s'en fallait. Il passa une
mauvaise nuit. Le « fada » lui avait fait cadeau de son don, mais
était-ce bien un cadeau ? Pouvant désormais lire intégralement et
instantanément tout livre qu'il touchait,
où était le plaisir de la lecture ? Celui de la découverte, mot après mot, phrase après phrase... ?
Mais il y avait aussi le bon
côté : le professionnel. Quand un chaland le questionnait sur tel ou tel
livre, il le prenait en main et lui en délivrait quelques idées... sans tout
trahir pour autant « Celui-ci
évoque cela...,celui-là est plus poétique qu'on ne le pense parce que... là, le
suspens est insoutenable... vous verrez, la description de la plage en bas des
falaises est une des plus belles que je
n'ai jamais lues... » et il ne mentait pas. Il n'a jamais autant vendu
que depuis le départ de ce curieux qui ne lui avait jamais rien acheté.
Ce don lui fit gagner beaucoup de temps et d'argent, mais
hélas, il avait bel et bien perdu le plaisir de lire. Une nuit qui ne fut que
banche, il réfléchit. Comment pourrait-il
y remédier ? Il eut beau chercher, rien ne lui venait en tête.
Il est des coïncidences qui
parfois relèvent de l'extraordinaire.
Dans la matinée du lendemain,
alors qu'il résumait un ouvrage pour un acheteur, le facteur lui remit un tout petit colis. Vraiment tout
petit. Et si léger. Ce ne pouvait être un livre. Il n'y avait aucune indication quant à
l'envoyeur, mais l'oblitération à Étretat était suffisamment implicite.
À l'intérieur, il y avait un
mot, et un petit sac en suédine.
« Vous avez dû me bénir, puis peut-être me maudire un peu... voici
l'antidote. Bonnes lectures! » Quand il
ouvrit le petit sac, il en sortit une paire de gants !
2e Prix: LES DÉLIRES DE MA BELLE - MÈRE de ALAIN
CUVILLIER
Gare de Clermont-Ferrand : 13
juillet, 16 h 45
Gaston scrute le flot de
voyageurs qui descendent du train en provenance de Paris.
Du haut de son mètre
quatre-vingt-cinq, il aperçoit rapidement la personne qu’il est venu chercher
et lui fait de grands gestes pour attirer son attention. Béatrice, qui a
accompagné son père, court vers elle, pressée d’étreindre sa grand-mère. Gaston
les rejoint, un peu moins enthousiaste que sa fille.
̶ Bonjour Martine, avez-vous fait
bon voyage ? lui dit-il en lui faisant l’accolade. Elle déteste qu’il
l’embrasse sur la joue, prétextant qu’il a la peau rugueuse.
̶̶̶ La SNCF ? Ne m’en parlez pas,
quelle galère ! Elle déraille complètement. Le train a pris une heure de retard
en raison d’une panne de locomotive. Heureusement que j’ai toujours un bouquin
avec moi, j’ai eu le temps de le terminer durant le trajet. Comme preuve, la
septuagénaire sort le livre de poche de son sac à main, intitulé : ̋ Rencontres
ferroviaires ̋ de Régine Desforges.
Martine a le sens de l’à-propos.
Son gendre aussi.
̶ J’imagine que dans votre roman,
personne n’avait prévu la panne du train ?
̶ Non ! Pas plus que les gendres
ne pouvaient chambrer leur belle-mère.
Gaston lui décoche un sourire
contrit et déclare :
̶ Le temps nous a paru long, nous
étions préoccupés par votre retard.
̶ Mais vous n’aviez aucune raison
de vous inquiéter, ce retard était annoncé sur les panneaux numériques. À moins
que vous ne sachiez pas lire ?
̶ Je vous rassure, je sais lire,
la preuve : j’ai lu le journal en vous attendant.
̶ Les quotidiens, quelle horreur
! Ils sont remplis de mauvaises nouvelles et de publicités. Ce n’est pas avec
ces torchons que vous allez élever votre niveau culturel. J’espère que vous ne
les faites pas lire à ma petite fille. Bon ! assez parlé. Béatrice, conduis-moi
à la voiture, il me tarde de serrer ta mère dans mes bras.
̶ Tu ne prends pas tes valises,
mamie ?
̶ Elles sont trop lourdes. Ne
t’inquiète pas ma chérie, c’est ton père qui va les porter. Avec sa taille de
bûcheron, elles vont lui paraître légères.
̶ Pourquoi tu as pris deux
grosses valises ? En été, on n’a pas besoin de beaucoup de vêtements.
̶ Tu as raison, mais j’ai apporté
des cadeaux pour tout le monde et ils sont un peu volumineux.
Chargé de ses fardeaux, Gaston
suit de loin le binôme sans pouvoir saisir ce qu’il se dit. Mais il connaît
trop bien sa belle-mère pour savoir qu’elle met sa petite fille dans sa poche
pour en faire son alliée.
Le trajet jusqu’à la ferme leur
parut court, tant ils avaient des choses à se dire. Ils ne s’étaient pas vus
depuis deux ans, en raison de la COVID.
À peine sont-ils arrivés dans la
cour de la ferme, avant même que son gendre ne coupe le moteur, Martine sort du
véhicule et court rejoindre sa fille qui l’attendait sur le pas de la porte.
Gaston file donner les dernières
instructions à ses ouvriers. C’est la première fois qu’il délègue ses activités
culturales à ses collaborateurs. Confier quarante vaches, trois tracteurs et
quatre-vingts hectares de terre céréalière ne se fait pas sans prendre toutes
les précautions utiles. Sur un cahier, il a noté les tâches de chacun, le
numéro de téléphone du vétérinaire, du mécanicien de matériel agricole, celui
de son portable, et consigné bien d’autres recommandations. Chacun aura quatre
pages de texte à lire.
Après s’être concerté avec ses
salariés, vérifié le planning, contrôlé les stocks de carburant et de
nourriture pour les bêtes, il est presque vingt heures lorsqu’il revient à la
maison.
La table est dressée, le repas
prêt, on attendait que lui. Surtout sa belle-mère, qui lui demande gentiment de
bien vouloir sortir ses bagages du coffre.
2
̶ Pourquoi sortir vos valises
alors qu’il faudra les remettre demain matin ?
̶ J ’ai besoin de ma trousse de
toilette, de ma chemise de nuit et du change pour demain !
̶ Mais il n’est pas nécessaire de
sortir les deux, celle de vos vêtements suffira.
̶ Si ! j’ai besoin des deux
valises, j’ai des surprises pour vous.
Gaston s’exécute, curieux de
découvrir ces ̋ surprises ̋. Il les dépose sur la table du salon. L’une est
beaucoup plus lourde que l’autre. C’est celle que Martine ouvre en priorité,
révélant son contenu. Des sachets au logo d’une enseigne culturelle apparaissent.
D’un large sourire, Martine en sort un, le tend à son gendre en déclarant :
̶ J’ai pensé qu’à l’occasion de
ces vacances, un peu de lecture vous élargirait l’esprit, mon cher Gaston. Vous
ne devez pas ouvrir souvent de livres.
̶ Détrompez-vous, dans ce domaine
j’ai pris de l’avance sur vous.
̶ Tiens donc ! Auriez-vous un
soudain penchant pour la culture ?
̶ Au contraire, c’est une
ancienne passion héritée de mes parents, qui eux-mêmes l’ont acquise de leur
famille. La culture des céréales est dans nos gènes depuis plusieurs
générations, déclare-t-il avec ironie. Blague à part, depuis plus de trois
mois, je me suis mis à la lecture pour préparer nos vacances. J’ai consulté les
sites de réservation, parcouru une multitude d’annonces, lu le contrat de
location de la villa que nous avons retenue, celui du matériel mis à notre
disposition, le contrat d’assurance, la garantie ̋ responsabilité civile ̋, la
liste des équipements électriques et…
̶ C’est bon, j’ai compris !
inutile d’en rajouter, précise belle-maman, vous me faites comprendre que c’est
vous qui avez préparé nos congés et je vous en suis reconnaissante. En
récompense, prenez ce sachet contenant trois livres spécialisés sur la ̋culture
biologique ̋.
Puis, tournant les talons, elle
sort une seconde poche et l’offre à Claudine, sa fille.
̶ Tiens ma chérie, j’ai pensé que
ces ̋ guides pour les nuls ̋ t’aideraient à maîtriser l’informatique. Avec ces
outils, tu épauleras ton mari dans la gestion de l’exploitation, et grâce à
moi, vous vous ferez plus de blé.
̶ Merci maman, c’est vrai que
j’ai des lacunes avec les nouvelles technologies. Je suis sûre que ces livres
me serviront à mieux les appréhender. Quant à nous faire plus de blé, comme tu
dis, nous travaillons durs pour cela. Ce ne sont pas des horaires de
fonctionnaires de trente-cinq heures par semaine que nous avons, mais
soixante-dix.
Martine feint de ne pas avoir
entendu la réflexion de sa fille. Elle plonge à nouveau sa main dans la valise,
puis, se tournant vers Béatrice, ajoute :
̶ Ma chérie, tu vas passer le BAC
l’an prochain et suivre des études pour devenir médecin. Alors je t’ai acheté
des ouvrages en vue de les préparer. Mets-les dans tes bagages, tu les
consulteras à Canet au bord de la piscine.
La jeune fille avait d’autres
projets en tête que de lire des livres scolaires en vacances. Cependant, elle
fit bonne figure et dit avec un sourire forcé :
̶ Merci mamie, je suis sûre
qu’ils me seront utiles.
̶ Bon ! maintenant passons à
table, s’exclama Gaston avec autorité, demain nous avons beaucoup de route à
faire et nous lèverons l’ancre à six heures.
̶ Si tôt ? s’étonna Martine.
̶ Oui ! Il y aura plein de monde
sur la route et nous rencontrerons des bouchons.
̶ J’espère que vous avez la clim
dans votre automobile !
̶ Rassurez-vous, elle a tout le
confort, vous pourrez lire tout le long du voyage.
̶ J’y compte bien ! à condition
que vous ne la conduisiez pas comme votre tracteur, sinon je risque de déposer
mon petit déjeuner dans la voiture !
Tout le monde éclate de rire, et
chacun prend sa place autour de la table.
Une heure plus tard, toute la
famille regagna sa chambre pour passer une courte nuit, mais suffisamment
réparatrice pour affronter la longue journée qui les attend demain.
3
14 juillet : 5 h du matin
Lorsque Gaston pénètre dans la
cuisine, une odeur de café lui indique que le petit déjeuner est prêt. Quelle
surprise de trouver sa belle-mère attablée, buvant son café, ses lunettes sur
le nez, un livre ouvert à la main, au titre évocateur ̋ L’été où je suis
devenue vieille ̋ .
̶ Bonjour Martine, vous êtes bien
matinale. Merci d’avoir préparé le petit-déj. Avez-vous bien dormi ?
̶ Comment voulez-vous que je
trouve le sommeil avec un carillon qui sonne toutes les demi-heures, votre
chien qui aboie sans arrêt, vos vaches qui beuglent à tout va, et le coq qui se
met à chanter au moment où je m’assoupis. Sans compter les odeurs de purin qui
m’ont asphyxiée toute la nuit.
̶ J’en suis désolé, mais pourquoi
ne pas avoir fermé la fenêtre et les volets.
̶ Vous plaisantez ! Avec plus de
trente degrés dans la chambre, c’était intenable. Comment faites-vous pour
supporter tout ça.
̶ À Paris, vous acceptez bien la
pollution, le bruit, le stress, et d’être compressés dans les transports en
commun. Les nuisances de la campagne sont plus naturelles.
Claudine et sa fille firent
irruption dans la cuisine, coupant court aux échanges verbaux des deux
protagonistes. Béatrice s’avança pour embrasser sa grand-mère et lui demanda :
̶ Bonjour Mamie, tu as bien dormi
?
***
Canet en Roussillon
Après plus de dix heures de
route, dont la moitié coincée dans les embouteillages, la famille se présente
devant la villa louée. La propriétaire accueille courtoisement les arrivants et
leur fait visiter les lieux. À l’extérieur, une piscine privée avec terrasse en
bois sur laquelle un local technique abrite ; parasols, transats, table,
chaises de salon et barbecue à gaz. Sous un abri attenant, quatre vélos sont à
disposition des locataires.
La maison est composée d’un
séjour-kitchenette, de trois chambres, dont une avec salle d’eau intégrée,
d’une salle de bains, et des WC indépendants. L’ensemble correspond aux
attentes de la famille… à une personne près.
̶ Je ne vois pas la bibliothèque
! s’offusque Martine, dont le regard circulaire avait relevé ce détail. Je suis
certaine que le descriptif en mentionnait une.
̶ C’est exact, madame, rétorque
la propriétaire. Puis, se dirigeant vers un meuble d’angle, ouvre les deux
battants et dévoile des étagères remplies de livres, qui laissent Martine
bouche bée. « Nous avons volontairement enfermé les livres dans ce meuble,
ajoute-t-elle, car certains ne sont pas recommandés aux enfants. Ce sont les
parents qui contrôlent leur lecture et condamnent la bibliothèque en la fermant
à clé ».
̶ Sage précaution, madame, répond
Gaston qui tentait de cacher son malaise face à la réflexion maladroite de sa
belle-mère. Puisque nous sommes d’accord sur l’état des lieux, nous pouvons le
signer afin de récupérer les clés. Après dix heures de route, nous avons besoin
de nous détendre.
Les deux parties signèrent les
documents dont chacun garda un exemplaire. La propriétaire remit à Gaston le
trousseau de clés accompagné d’une pochette, en précisant :
̶ Tenez ! Voici de quoi lire pour
découvrir notre belle région. Je vous souhaite un bon séjour.
La famille Fauchey et madame
Richard purent prendre possession des lieux de villégiature.
Gaston, sa femme et leur fille
allèrent récupérer les valises dans l’automobile, tandis que Martine se dirigea
directement vers la bibliothèque.
Le couple de parents prit
possession de la chambre, ̋ Le Canigou ̋, alors que Béatrice choisit ̋ Le Lydia
̋, ne laissant à Martine d’autre choix que la chambre ̋ Le Palais des Rois ̋.
4
Gaston déposa les valises de sa
belle-mère dans sa chambre, pendant que celle-ci s’était agenouillée devant la
bibliothèque et épluchait les livres un par un, semblant être scandalisée par
certains titres.
Après que toute la famille eut
investi les lieux et que chacun a rangé ses effets et s’est rafraîchi, Claudine
proposa d’aller se restaurer dans le centre de Canet. Toute la tribu acquiesça.
Toutefois, Gaston précisa qu’il
ne se sentait pas le courage de conduire, après dix heures passées au volant.
Il suggéra de se déplacer en bus, ce qui fit réagir violemment sa belle-mère.
̶ Ah non ! Je subis les
transports en commun toute l’année, vous n’allez pas me les imposer pendant les
vacances. Je n’ai pas envie d’être pressée comme un citron par des
peaux-rouges.
̶ Maman ! Ne commence pas à faire
des caprices. Demain, nous irons faire les courses au marché, mais pour ce soir
nous n’avons pas d’autres choix que d’aller au restaurant.
̶ Et bien ce soir, je me passerai
de repas !
Gaston sauta sur l’occasion pour
donner son avis.
̶ Il ne faut pas s’inquiéter pour
ta mère, ma chérie, ce soir elle se contente d’un bouillon de culture en
compagnie de ses auteurs préférés.
̶ Ça me convient tout à fait. Je
prendrai plus de plaisir à lire qu’à suffoquer dans un bus. Ne vous inquiétez
pas pour moi, le soir j’ai l’habitude de manger léger. Il me reste un fruit de
ce midi, ça me suffira.
̶ Vous êtes sûre Martine ? ajouta
ironiquement Gaston en masquant la satisfaction qui l’avait gagné. Voulez-vous
que l’on vous rapporte un casse-croûte ?
̶ Non merci, je ne tiens pas à
manger les cochonneries qu’ils y mettent dedans. Allez, partez sans moi et
profitez de votre soirée.
***
15
juillet : 8 h 30
Levés les premiers, Gaston et
Claudine ont préparé le petit déjeuner. La veille au soir, ils ont acheté dans
une épicerie : café, lait, chocolat, viennoiseries et cornflakes.
Claudine feuillette un livre au
titre original ̋ Se cultiver en faisant caca ou pipi ̋ trouvé dans les
toilettes, pendant que son mari épluche les dépliants que lui a remis la
propriétaire.
̶ Ce n’est pas possible !
s’exclame une voix venue de nulle part, vous avez attrapé le virus de la
lecture ? Vous m’en voyez ravie.
Surpris en flagrant délit de
lecture, le couple lève le nez et aperçoit Martine, un large sourire aux
lèvres, vêtue d’une robe de chambre en soie et chaussée de mules.
̶ Bonjour maman, comment vas-tu ?
as-tu récupéré de la journée d’hier ?
̶ J’ai dormi comme un loir, d’une
seule traite, dit-elle en embrassant sa fille.
Puis, se tournant vers son
gendre, elle ajoute :
̶ Bonjour Gaston, vous allez bien
? Avez-vous commencé à lire les livres que je vous ai offerts ?
̶ Bonjour belle-maman. Pas
encore, mais je vais m’y mettre dès que j’aurai fini de lire ces plaquettes de
l’office de tourisme. Elles sont très instructives pour le programme des
visites de notre séjour dans la région. Cela fait déjà une heure que je les parcours.
̶ C’est bien du temps perdu. Ces
lectures ne vous apporteront rien. La bibliothèque est pleine de livres
beaucoup plus culturels, à condition de faire le tri. Ce que j’ai fait dès hier
soir.
̶ Et qu’avez-vous éliminé qui
n’est pas bon à lire ?
̶ Toute la série des ̋ San
Antonio ̋ de Frederic Dard, les policiers d’Agatha Christie, les romans à l’eau
de rose qui sont d’une mièvrerie affligeante, l’humour contemporain qui ne fait
rire que les incultes, les livres d’érotisme qui dégradent l’humanité, et les
romans de psychoses qui font peur.
̶ Mais que nous reste-t-il ?
interroge Gaston avec stupéfaction.
5
̶ Tous les auteurs classiques, et
il y en a pas mal dans la bibliothèque : Camus, Céline, Proust, V.Hugo, Dumas,
Rabelais, Montaigne, etc.
̶ Que de la lecture qui nous
prend la tête, s’offusque Gaston. Les vacances sont faites pour se détendre
belle-maman, et ce que vous nous proposez n’entre pas dans nos critères.
̶ Arrêtez de m’appeler
belle-maman, c’est niais et ça m’identifie à une marque de confiture.
̶ Vous faites erreur belle…
pardon, Martine, la marque de confiture c’est ̋ bonne maman ̋.
̶ Bon, peu importe ! je ne veux
plus que vous m’appeliez belle-maman, c’est clair ?
̶ Que se passe-t-il dans cette
maison ? dit Béatrice qui vient de se lever et a rejoint la famille.
̶ C’est ta grand-mère qui veut
nous imposer ses lectures d’intello, répond Gaston.
̶ N’écoute pas ton père, ma
chérie, je lui prodigue simplement des conseils, libre à lui de les suivre ou
pas. À propos, as-tu amené les livres que je t’ai offert ?
Encore à moitié endormie, gênée
par la question de sa grand-mère, Béatrice détourne la conversation en
s’adressant à ses parents.
̶ Bonjour maman, bonjour papa,
vous avez bien dormi ?
̶ Très bien ma chérie et toi ?
̶ Et à ta grand-mère tu ne dis
pas bonjour ? intervient Martine, visiblement vexée que sa petite fille n’ait
pas répondu à sa question.
̶ Bonjour mamie, répond-elle sans
la regarder.
̶ Ah, quand même ! répond à ma
question : as-tu amené les livres que…
̶ Maman, ça suffit ! intervient
Claudine. Nous sommes en vacances pour nous détendre et visiter la région, pas
pour être à tes ordres. Viens plutôt déjeuner avant que nous allions au marché
faire nos achats.
̶… et on compte sur vous pour
choisir les produits bio que vous consommez, surenchérit Gaston, satisfait que
sa femme ait cloué le bec à sa mère.
̶ Eh bien ! je vois que toute la
famille est contre moi aujourd’hui. Puisqu’il en est ainsi, je me retire dans
ma chambre. Mes livres seront de meilleure compagnie que vous.
La famille Fauchey termine le
petit déjeuner sans l’aïeule.
Pendant que la mère et la fille
font leur toilette et finissent de se vêtir, le père va inspecter la
bibliothèque. Sur les deux étagères du haut se trouvent les livres des auteurs
sélectionnés par Martine. Sur celles du bas, ceux qu’elle considère comme néfastes.
Parmi eux, des ̋ San Antonio ̋. Instinctivement, il en sort deux, puis ajoute ̋
Cinquante nuances de Grey ̋ et pour finir sa PAL, y adjoint ̋ Mémé dans les
orties ̋. Il referme le meuble et va poser les livres sur la table du salon,
bien en évidence pour que sa belle-mère puisse les voir. Il joue la provocation
afin de lui faire comprendre que toute lecture est bonne à lire ; c’est une
affaire de goût.
Satisfait de son plan, il se rend
dans le local à vélo et en ressort trois. Il vérifie si les roues sont bien
gonflées, s’assure que tout fonctionne et revient vers la maison.
Assise sur le canapé, Martine
l’attend, le visage blême, les lèvres crispées, les yeux exorbités.
̶ Vous êtes fier de vous ?
dit-elle d’un ton qui ne laisse aucun doute sur sa colère. C’est avec ce genre
de lectures que vous éduquez ma petite fille ?
Gaston éclate de rire, son plan a
marché. Il a réussi à mettre sa belle-mère hors d’elle.
̶ Vous voyez ce que ça donne
d’imposer ses idées ? Je voulais vous démontrer que nous sommes assez grands
pour choisir nos lectures, et c’est réussi. Maintenant, je vous propose de
faire la paix et que chacun fasse ce qui lui plaît pendant ses vacances.
̶ Bon, d’accord ! Mais enlevez
ces horreurs de ma vue.
̶ Je vais le faire. Avant, je
voudrais que vous me disiez ce qui vous gêne dans cette PAL.
̶ Oh, ce n’est pas ̋Pousser mémé
dans les orties ̋, ça, je sais depuis longtemps que c’est votre rêve. Ce qui me
scandalise, ce sont vos lectures érotiques devant ma petite fille.
6
̶ Ce ne sont pas ̋ mes lectures
̋, mais celles qui se trouvent dans la bibliothèque. Ce qui ne m’empêchera pas
de les lire. De ce pas, je les emmène dans ma chambre.
Durant les deux semaines, le
pacte entre Gaston et sa belle-mère fut respecté. Chacun choisit ses loisirs :
Martine fit une cure de boulimie culturelle sous le parasol, au bord de la
piscine, tandis que la famille Fauchey alterna plage, loisirs et visites des
sites proposés par l’office de tourisme.
28 juillet, 9 h 30. Heure fixée
pour faire l’état des lieux avec la propriétaire.
Après avoir fait le ménage de
fond en comble, rangé le matériel de plein air dans les abris et mis les
valises dans le coffre de la voiture, la famille est prête pour le départ.
En attendant la propriétaire,
Martine dialogue avec son gendre :
̶ Alors Gaston, avez-vous lu tous
les livres que vous aviez emportés dans votre chambre ?
̶ Mais bien sûr, et même beaucoup
plus. Tous les jours j’ai parcouru, L’indépendant, feuilleté les plaquettes de
l’office de tourisme, consulté mon horoscope, lu les menus des restaurants, les
horaires des transports en commun, les étiquettes des produits alimentaires
BIO, la composition des plats préparés, vérifié la teneur en sucre des
gourmandises, consulté mes mails et SMS. Et, ̋Cerise sur le gâteau ̋, j’ai lu à
plusieurs reprises la prune que m’avait glissée l’aubergine sur le parebrise de
la voiture, pour dépassement d’heure de stationnement.
Claudine et sa fille se pincent
les lèvres pour ne pas éclater de rire. Belle-maman a saisi que son gendre se
moquait d’elle. Elle y alla de son humour ironique :
̶ C’est parce que vous êtes
Fauchey comme les blés que vous lisez tout ce qui est gratuit ?
̶ Fauchey, je le serai toute ma
vie. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle vous m’en voulez. Lorsque j’ai
épousé votre fille, j’ai fait d’une Richard une Fauchey, et ça, vous ne me le
pardonnerez jamais. Mais peu importe. Cela dit, j’ai quand même acheté trois
livres de Conte.
̶ Des livres de contes !
s’esclaffe Martine. Cela ressemble tout à fait à votre âge mental. Laissez-moi
deviner votre choix : Blanche-Neige ? Pinocchio ? Le petit Chaperon rouge ? Ou
peut-être, Le vilain petit canard, ça vous correspond tellement bien.
̶ Vous ne connaissez pas tous les
titres de Conte, Martine. Ceux que j’ai achetés s’intitulent : ̋ Ma Terre de
toujours ̋, ̋ Au village de mon enfance ̋, et ̋ La Vigne sous le Rempart ̋.
̶ J’ai fait toute ma carrière à
la Sorbonne à enseigner les Arts et Lettres et je peux vous affirmer que les
titres que vous me citez n’appartiennent à aucun auteur de contes pour enfants.
̶ Je ne vous parle pas de ces
contes-là, mais d’Arthur Conte, né à Salses-Le-Château, dont il fut maire
durant vingt-cinq ans. Il a été député des Pyrénées-Orientales et président de
l’ORTF.
̶ Évidemment que je le connais !
Vous m’avez mise sur une mauvaise piste avec vos jeux de mots. Je peux vous
dire qu’il a été journaliste, auteur, historien et a adhéré à la SFIO.
̶ Bravo Martine. Le vilain petit
canard est fier de vous. Pour vous récompenser, je propose que nous allions
visiter le Château tout à l’heure. Le village de Salses se trouve sur notre
route.
̶ Ah non ! Je vous vois venir.
Vous seriez bien capable de me pousser dans les oubliettes !
̶ Vous vous méprenez sur mes
intentions. J’aurais plutôt tendance à vous traiter comme une Reine. Si je
devais me débarrasser de vous, je vous enfermerais dans la tour du Château en
compagnie de vos auteurs préférés, et vous nourrirais de plats dont vous êtes
friande : de littérature.
̶ Pour cela, il faudrait que vous
sachiez ce qu’est la culture, mon cher Gaston.
̶ Vous ne pouvez pas dire d’un
céréalier qu’il ne connaît pas la culture, chère belle-maman.
C’est à ce moment que la
propriétaire fit irruption pour faire l’état des lieux.
3e Prix : LES MOTS "DITS" ENFLAMMÉS de JAMES GAT
Enfant, mes seuls
compagnons de voyage onirique s’appelaient Superman ou le Serval, loin de moi
l'idée saugrenue de côtoyer un héros de Stendhal ou encore un capitaine de
Jules Verne comme nombre de mes connaissances. Mon enfance se déroula sans
surprise à l’ombre de l'ignorance et de l'illusion que la littérature au sens
large de son interprétation ne m'apporterait que maux de tête et isolement.
Au fil du temps, mes certitudes sur la nécessité de lire
s’estompaient dans les méandres de la bêtise. Lire....pour quoi faire ?
Mon monde ainsi fait me convenait, j'étais un écolier
médiocre mais qu’importe, la vie n'était faite que d’insouciance et de plaisirs
communs, Les filles, la fête et autres petits vices, tel était mon credo de
l'époque. Toutes tentatives de lecture étaient vaines.
Mon âme errante vagabondait ainsi dans une brume si dense
qu’il m’était impossible de voir ce qui, plus tard, deviendrait une
évidence...j'entendais mais n'écoutais pas, je pensais savoir mais ne savais
rien, je pensais voir mais j’étais aveugle.
Tous les échanges que je pouvais avoir restaient, somme
toute, très superficiels, y avait-il un peu de profondeur dans mes relations ?
Étais-je vraiment heureux ?
Je sentais une absence dans mon ventre et dans ma tête, un je
ne sais quoi qui me susurrait que le chemin emprunté n'était pas le bon.
Ma rencontre avec la lecture – disons-le - plus soutenue, se
révéla la nuit de la fête de la musique alors que je me baladais avec mes amis,
en arpentant les rues de la ville, parés à affronter les vices de la grande
dame en noir. Noyés dans la douceur des notes qui s’amusaient à créer
différents sons pour remplacer la rudesse du bruit quotidien, nous traversâmes
le marché nocturne des bouquinistes situé place Victor Hugo. Ce marché était
bondé d'ombres cherchant, reniflant, apostrophant, jubilant à chaque trésor
trouvé, un décor de rêve pour qui aime le mystère. Les étals se blottissaient
les uns contre les autres ne laissant place qu'à quelques mots perdus. On
pouvait y voir de vieux livres ou reliures exposant fièrement leur première de
couverture titré parfois ou gardant le secret d'une aventure. Certains osaient
montrer leur page de garde souillée par des autographes et d’autres, un peu
honteux dévoilaient leurs dos où l’on pouvait voir les nerfs rongés, usés par
de longs va et vient d'une étagère de bibliothèque trop étroite. D'autres
encore laissaient entrevoir leur signet pendant, égaré entre deux pages,
stoppant net les mots et attendant patiemment que de nouveaux yeux continuent
leur histoire. Je me prenais au jeu du bibliophile sentant les effluves de
vieilles pages jaunies par le temps, parfois cornées mais jamais froissées. Je
regardais autour de moi, titubant un peu, enivré par le vin ou peut être par
cette atmosphère pesante, comme si ce
lieu n' était réservé qu' aux initiés. L'aura des écrivains morts mêlée aux
vivants planait au-dessus de tous ces ouvrages.
Était-ce parce que j’avais bu plus que de raison que ce
sentiment de bien-être m’envahissait mais je ne voulais plus partir tant il me
semblait appartenir à ce monde. Ma détermination fut si grande que mes amis me
laissèrent pour la soirée pensant que mon caprice disparaîtrait avec mon taux
d' alcool.
- Il veut son livre d’été pour les vacances comme tous ceux
qui n' aiment pas lire et qui ne le font pas le reste de l'année !
- Achète-toi un roman policier, c’est le livre de plage par
excellence !
- Encore un livre qui va caler les pieds d’un meuble !
Toutes ces plaisanteries, même si je les trouvais drôle me
touchaient malgré tout car une partie de moi partageait l'avis de mes amis.
Attendre la période d'été pour s’évader de la réalité , se
réfugier dans les lignes d'un polar, se dire que les vacances d'été sont les
seuls moments où l'on peut lire sereinement sans les tracas de la vie
quotidienne, se dire que de bonnes vacances ne sont pas des vacances sans un
bon thriller, voilà où mon esprit naviguait à ce moment. La houle de
l’incertitude me faisait chavirer quelque peu. Le monde des livres était-il à
ma portée ? En étais-je digne ?
Les réponses à mes questions ne vinrent pas tout de suite.
Plus tard un peu dégrisé je me rendis compte qu’un homme me regardait, la
soixantaine bien pesée, un corps courbé par le temps, une barbe a faire pâlir
le groupe ZZTOP, un visage criblé de rides qui ressemblait à l'écorce d'un
vieil arbre. Étonnamment ses yeux ne concordaient pas avec le reste de son
corps. Il avait un regard d'enfant,
comme ébloui par la vie, un regard espiègle, innocent mais reflétant de la
sagesse. J'avançais vers lui en espérant qu’il pourrait m'éclairer sur un
éventuel roman à lire, une histoire pas trop compliquée. J’avais la sensation
que cet homme allait être le déclencheur d’une autre histoire…mon histoire.
Après quelques formules de politesse basiques et
renseignements sur mes envies et besoins, l’homme me guida avec retenue vers
deux ouvrages, deux livres de poche cachés dans une vieille malle. Je fus
étonné que, parmi tant de beaux livres, le vieillard choisisse ces bouquins. Le
premier titrait le joueur
d’échecs de Stefan Zweig
et le second avait pour titre Fahrenheit
451 de Ray Bradbury. Le sourire
en coin du vieil homme en disait long sur ses pensées, je devais sans doute
donner l'impression d'être perdu et de penser que ses propositions de lecture
n' assouviraient probablement pas mes caprices du moment.
- Voilà vos deux livres de poche, ils sont adaptés à la
plage, ce ne sont pas des policiers mais ils devraient vous plaire... Nous nous
reverrons probablement dans quelque temps... n’oubliez pas de les ouvrir !
Je quittais les lieux avec plus de questions que de réponses
mais avec de quoi m’occuper et me reposer l’esprit pendant ces vacances. C'
était la première fois que j'achetais des livres sans image.
Je rentrais chez moi
afin de préparer mon sac à dos pour le départ du lendemain direction la Costa
Brava où j'avais loué une chambre dans un hôtel avec vue sur mer. Un ami
m’avait conseillé cet endroit en l'assimilant au paradis sur terre pour qui
recherche la tranquillité, il fallait simplement éviter les mois de juillet et
août où là, le tourisme de masse prenait toute sa signification.
Je partais seul, voulant un maximum de liberté car je savais
que si l’on partait à plusieurs - même
avec des amis - les contraintes
et concessions auraient été multiples : qui fait à manger ? Qui prend quel lit
? Que fait-on ?...Je voulais simplement me détendre pendant une semaine et
faire le point sur ma vie.
Arrivé à l’hôtel, je fus sidéré par la beauté du lieu, un
immense hall habillé de meubles en acajou et noyer, style XVIII -ème. Ici on ne
parlait pas, on chuchotait afin de ne pas perturber les âmes flottantes. Dans
cette atmosphère, de grands miroirs baroques tapissaient les murs, le sol
couvert de moquette rouge pale appelait à la discrétion, on ne marchait qu'à
pas feutrés, je vis rapidement le contraste avec la nuit de folie que j'avais
quitté quelques jours auparavant. Je savais que c'était l' endroit idéal pour
passer un peu de temps paisiblement .
Une fois dans la chambre j'eus l'impression d’être dans un
cocoon, un havre de paix s’ouvrait à moi. Un lit King Size accompagné d’une
armoire et d' une commode d'époque, une immense salle de bain marbrée et cerise
sur le gâteau, un balcon comme accroché à la falaise, suspendu dans le vide, ne
demandant qu'à plonger dans la mer . J’étais heureux.
Je passais ma première journée a visiter l’hôtel, les rues
avoisinantes, la plage. Tout concordait avec la description que mon ami m’en
avait faite. Un paradis.
Le soir venu, j’ouvris mon premier livre de poche : le joueur d’échecs.
Dès les premières pages, je fus saisi d'un sentiment de
bien-être peu connu jusqu' ici.
Les mots dansaient dans ma tête, se battant les uns avec les
autres à qui aurait l'honneur de me transmettre une émotion. Ils me racontaient
cette étrange histoire de ces deux joueurs d’échecs s’affrontant sur un
paquebot en 1940. L'un était champion du monde , enfant prodige mais solitaire
élevé par un curé à la mort de ses parents et dénué d'éducation, radin et
désagréable planté avec ses certitudes. L'autre, inconnu de tous avec un lourd
passé de prisonnier ayant pour seul bagage sa peur de retomber dans la folie.
Il avait été enfermé par les nazis pendant la guerre afin que des
renseignements lui soient soutirés. Après avoir dérobé un livre tactique des
meilleurs coups des plus grands maîtres d’échecs, il avait appris seul, créant
et jouant dans sa tête des parties jusqu'à ce que la folie l’atteigne. Il put
être libéré de sa geôle après s’être blessé à la main et diagnostiqué fou par
le médecin qui lui avait soigné celle-ci.
Phrase après phrase je sentais venir à moi des images, assis
dans le fauteuil du balcon, les effluves de la grande bleue m’accompagnaient.
Je fus prit de vertiges, je titubais, comme si j'avais le mal de mer , j'étais
sur le bateau avec les deux protagonistes.
La douceur de cette nuit d’été contrastait avec l’ambiance de
la scène, pesante, où chaque geste était déterminant, une question de vie ou de
mort. Je voyais ce combat en grandeur nature, pouvais ressentir la
détermination de mes deux héros, voyais la sueur de chacun perler le long de
leur visage , le triomphe n 'était pas une option mais une obligation.
Lorsque la folie s’empara du mystérieux inconnu après sa
première victoire, le narrateur, troisième personnage du roman, aida celui-ci à
revenir à lui grâce à sa blessure à la main qui lui rappela la frontière qu' il
ne fallait pas dépasser. Son abandon de la partie suivante rassura le champion
du monde en titre, qui resta aveugle et toujours comblé de ses certitudes alors
que notre héros, lui, gagna beaucoup plus que la victoire d’un jeu : il put
conserver la raison.
Je lus le roman d’une traite en immersion totale, et je me
rendis compte que je suais à grosses gouttes. Était-ce le fait de cette nuit
d'été ou l’implication de mon esprit dans cette grande aventure ? La réponse à
cette question ne tarderait pas à venir.
Après une fin de nuit bouleversante, au petit matin, je
décidais d'aller à la plage pour la journée. Un chemin descendait de l’hôtel et
m’emmenait directement vers une crique au bord d’une eau aussi limpide que
celle des Caraïbes. Le sable, déjà chaud, perlait entre mes orteils. J’avais l'
impression de marcher sur un nuage, deux mouettes discutaient sur un rocher
attendant probablement un arrivage de banc de poissons, leurs cris rauques se
mêlaient au bercement des vagues s' échouant calmement sur la plage. Je me
sentais apaisé, le soleil caressait ma peau et les ombres du paysage se
promenaient au fil de la matinée. Je pris mon masque de plongée afin d’explorer
la faune et la flore de la méditerranée, ses profondeurs dévoilaient tous ses
trésors, des poissons multicolores, des crabes et des coquillages
s'entremêlaient au milieu des plantes...encore un monde qui s'ouvrait à moi.
J’avais l'impression que ma sagacité s'était développée,
chaque élément m'entourant ne me laissait pas insensible ; toute la journée je
fus surpris par ce qui vivait autour de moi, ma lecture de la veille ayant
éveillé en moi cette acuité qui me permettait de comprendre ce que jamais je
n'avais compris : je n' étais pas seul
au monde.
Le soir même, très
fatigué, je me laissais aller à mes rêveries. Une nuit chahutée par de grandes
tours au milieu de l’océan chevauchant des hippocampes à l' assaut d'un roi
trop loin pour qu'on le distingue qui semblait être mi-homme mi-femme tel
Hermaphrodite et qui se gaussait de me voir comme un pion sur l'échiquier.
Le lendemain, je loupais le petit déjeuner servi par l’hôtel
et me mis tout de suite à la lecture de mon deuxième livre. Un récit encore
plus surprenant se cachait derrière les mots couchés sur le papier, un pompier
qui n éteignait pas les feux mais brûlait les livres. Dès les premières lignes
je m’insurgeais face à cette cruauté. Vivant dans un monde où l’obscurantisme
gouvernemental était de rigueur, dans un monde où le livre était péché et la
télévision bénite, ce pompier était là pour brûler tout ce qui ,
potentiellement, pouvait amener à réflexion. La loi instaurée interdisant toute
lecture amena un groupe de dissidents à se battre contre cette dictature afin
d’éveiller les consciences de chacun. Une dissidente fit la connaissance de
notre personnage principal et celui-ci comprit petit à petit, au contact de
cette lumière, que la solution n’était pas dans la destruction, qu'il existe un
autre monde et que sa vie n'a pas vraiment de sens. Le choc survint lorsqu’ une
femme s’immola avec ses livres suite à l’ intervention de ces pompiers
pyromanes. Le personnage principal du roman commença alors à récupérer des
ouvrages et à les cacher dans son appartement afin de les sauver et de les
lire. Sa femme, triste et désœuvrée, aliénée par toutes ses télévisions suspendues
sur les murs du salon, gavée de barbiturique et larvée sur son canapé ne voyait
pas ce changement d’un bon œil. Elle dénonça donc son époux afin qu’il soit
poursuivi en justice.
Cette délation ne faisait que confirmer la rupture entre
l’ombre et la lumière.
Réussissant à s'échapper le protagoniste en cavale aida les
rebelles à renverser le gouvernement mais ils échouèrent et se créèrent un
nouveau monde, un monde où le livre est roi où les mots ont un sens et où les
relations humaines sont vraies . Il comprit enfin ce qui se cachait derrière
les mots.
Une fois le livre terminé je fus pris d' une sorte d'
ataraxie, une quiétude mélangée à un feu en moi.
J’avais besoin de
crier, de faire ressortir des choses, des maux qui dormaient depuis toujours
dans mon âme. Ce conflit intérieur me donnait envie d’aller plus loin dans mon
aventure. J’étais en manque.
Il fallait que je rentre, que je quitte cet endroit
idyllique, je devais retrouver ce vieil homme , celui qui avait vu ce qui était
enfoui en moi, J'écourtais mon séjour et pris le premier train.
Je dus attendre quelques jours avant de retourner sur la
place Victor Hugo pour y retrouver celui qui
m 'avait éveillé. La
chaleur de l'été était insoutenable et les rayons de soleil écrasaient
quiconque
s'aventurait dans les
rues. Nous bénissions toutes les ombres, les climatiseurs ainsi que les
brumisateurs, la ville entière s'était mise en sommeil et attendait patiemment
la fin de journée pour enfin vivre. Le soir tombé, tous les corps endormis
s'extirpèrent de leur antre prêts à respirer à nouveau. Je pouvais enfin sortir
de chez moi et aller à la rencontre de mon destin.
D'un pas accéléré et déterminé je me rendis sur le marché des
bouquinistes et je vis l'inspirateur de ma vie qui me reconnut et m’accueillit
avec un grand sourire me montrant ses quelques dents restantes.
- Alors mon ami, te
voilà déjà ! Je t’avoue que je ne pensais pas te voir si tôt, as-tu apprécié
tes deux romans ?
- Je tenais à vous
remercier, ils m’ont tenu en haleine mais je ne comprends pas pourquoi vous
avez choisi ces deux titres et pourquoi des livres de poche même si je ne
décrédibilise pas ce format. Ils sont beaucoup moins attirants que le reste de
votre trésor !
- Tout d’abord, le
choix de ces titres n' est pas fortuit, je voulais que tes moments de lecture
soit un réel plaisir et qu' ils déclenchent chez toi de l'émoi, sentiment que
tu avais apparemment perdu, ai-je eu tort ?
- Votre perspicacité
vous honore.
- Merci. Tu verras à
force de lire, tes sens vont s' affûter, les détails se révéleront à toi, ton
écoute sera plus juste, tu verras ce que tu ne voyais pas et le savoir que tu
pourras acquérir tu pourras le transmettre.
Ses mots s’imprégnaient dans chaque partie de mon corps, c'
était comme une révélation, je buvais chaque phrase jusqu' à la lie, je l'
écoutais comme s'il était un livre ouvert.
- Et pour répondre à
ta deuxième question mon jeune ami, je n’étais pas sûr que tu aurais apprécié la beauté d’un livre sans aimer
la beauté des mots. Maintenant, si tu le veux bien, nous allons continuer notre
route et je vais te donner deux nouveaux ouvrages.
Notre
histoire passait de pages en pages, j'abordais tous styles d'écriture, du genre
narratif tel l'assommoir d' Émile Zola au genre épistolaire comme lettre à un jeune poète de
Rainer Maria
Rilke mais aussi des romans d'écrivains encore de notre monde comme Bernard
Werber, Amélie Nothomb ou Christian Bobin. Plus je lisais plus j'avais envie de
lire, dès que le temps me le permettait, je me plongeais dans la beauté de ces
lignes venues à moi.
Alors que la nuit s'éveillait sur la ville,
j’eus la surprise de ne pas trouver mon mentor sur la place du marché.
L'emplacement était vide et nul ne put me renseigner sur cette soudaine
disparition. Sa plus proche voisine de stand n'en savait pas plus que les
autres, cela faisait tout juste un an qu'il avait intégré le marché mais
personne ne le connaissait vraiment, on ne savait de lui que ce qu'il voulait
que l'on sache, en un mot, rien . Les spéculations à son propos allaient
cependant bon train, les avis fusaient de toutes parts concernant le ressenti
plus qu'autre chose mais ils étaient tous unanimes : ce bonhomme avait un sacré
charisme et une culture qui aurait fait blêmir n'importe quel bouquiniste. Tous
les jours je retournais sur le marché comme une âme égarée sans voir le vieil
homme. Je ne devais plus le revoir.
Esseulé et
désespéré j'errais dans les rues de la ville sous un soleil de plomb, il n'y
avait pas âme qui vive, même les terrasses de cafés étaient désertes. Quelques
corps flasques et transpirants subsistaient dans les salles climatisées
espérant trouver un air frais si peu présent. Je rentrais chez moi et me
remettais à lire espérant trouver une issue de secours, un réconfort suite à
une perte difficilement soutenable. Il fallait que je cicatrise, que je
guérisse de cette déchirure. Je m' immergeais dans la lecture de l’Iliade et de l'odyssée sur un fond de mélopée, vinrent
ensuite Dostoïevski, Kafka, Khalil, Sartre, Zola, Barjavel et tant d' autres,
je n'étais plus un lecteur mais un consommateur, un drogué de la lecture. Une
sorte d’insatiabilité me prenait, les jours devenaient des nuits et les nuits
des jours, la chaleur qui se dégageait de ma cache secrète où trônait ma
bibliothèque provenait de l' air ambiant mais aussi de ce que je dégageais. La
fièvre s'emparait de moi, tous ces mots, toutes ces phrases embrasaient mon
âme, je ne mangeais plus ni ne dormais, je ne vivais plus que dans cette pièce
sombre juste éclairée par une lampe de bureau, au milieu de livres éparpillés
sur le sol, sur le canapé, sur les rayonnages, tous ces écrits me regardaient
et m'appelaient de peur que je les oublie. Je m’emmurais dans une folie
obscure, la respiration parfois haletante, je vivais ce que je lisais. Plus les
lignes défilaient plus la chaleur montait, les mots devenaient diaboliques,
maudits, j'avais l’impression de brûler dans la bibliothèque de l'abbaye
bénédictine du roman d'Umberto Eco le nom de la rose. Dans un état second j'essayais de
sortir de cette fournaise, l'enfer dans lequel je m'étais enfermé m’empêchait
de respirer, je ne pouvais plus sortir malgré mes tentatives. La porte était
bloquée par une force maléfique, je me consumais dans ce brasier, accompagné de
mes amis , de mes amours.
Je m'appelle
Janus et je vais mourir.
Épilogue
- Capitaine tout a brûlé, apparemment les
techniciens du SNPS disent que c'est une combustion humaine spontanée. On en
saura plus après l’enquête, les voisins m’ont dit que depuis quelques temps ils
ne le voyaient plus et qu'il y avait juste une petite lumière à la fenêtre du
haut.
La chaleur de
l’été était vraiment pesante même si le mois de septembre avait pointé le bout
de son nez. L’incendie qui avait ravagé la maison ne laissait entrevoir que
quelques pages de livres meurtris virevoltant autour du sinistre comme pour une
dernière danse en hommage à Janus. Les mots, eux, s’étaient tus pour laisser
place à un requiem.
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